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MÉMOIRE DE « FORAIN » FRANÇOIS VERDIER
Discours de Jean-Luc MOUDENC
Maire de Toulouse et Président de Toulouse Métropole
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Dans moins d’un an, 363 jours précisément, cela fera 80 ans que « Forain », François VERDIER, tombait ici.
Alors, faisons mémoire.
Au petit matin du 27 janvier 1944, à l’heure où les pâles lueurs de l’aube hivernale chassent les ténèbres de la nuit, le silence de la forêt est déchiré par le coup sec d’une balle de revolver suivi du fracas de l’explosion d’une grenade.
La terreur vient d’écraser le silence.
Le silence de celui qui n’a pas parlé.
Puis, le silence s’installe à nouveau, à mesure que la lumière du jour parvient à vaincre l’obscurité. Bien auparavant, le 13 août 1940, quand les traîtres de Vichy avaient dissous la franc-maçonnerie française, chaque frère avait été invité à, je cite, «répandre la lumière et rassembler ce qui était épars ».
C’est ce qu’avait fait François VERDIER, et il s’y est donné jusqu’au bout. Le sentier tortueux où on l’avait traîné à travers ces bois se révéla l’ultime étape du chemin de son engagement intégral.
Chaque année, depuis la première cérémonie – c’était le 4 février 1945 – nous sommes conviés à ce rendez-vous de lumière, à nous extraire de notre actualité, trop souvent sombre elle aussi.
Merci à toutes les équipes du Mémorial « Forain » François VERDIER – Libération Sud qui, au fil du temps qui s’écoule, se sont passées le relai de la fidélité.
Pour que le souvenir demeure.
Pour que l’hommage dû soit rendu.
Pour que la transmission soit assurée auprès des générations nouvelles.
Pour que le sacrifice du martyr républicain nous inspire, nous élève, aujourd’hui, et demain encore.
Imparfaitement, sollicitant votre indulgence au regard de ceux qui m’ont précédé, je vais tenter d’honorer notre rassemblement de ce jour en rappelant la haute et noble figure de « Forain » François VERDIER, et en souhaitant que ce propos de commémoration nous guide dans nos propres choix. Et que la
lumière de Forain nous éclaire à notre tour.
François VERDIER avait fait des choix.
Et ces choix avaient fait de lui Forain.
En vérité, il aurait pu rester, tout simplement, Monsieur François VERDIER, dans le confort d’une situation sociale aisée qu’il avait acquise par son travail et ses qualités personnelles, au point qu’il était devenu un notable en vue, enveloppé de respectabilité, à Toulouse et dans la région.
Il voit le jour en terre ariégeoise, qui devait bien plus tard choisir le courage pour référence, à Lézat, l’année même où surgit le 20ème siècle, dans une modeste famille de forgerons, qui s’installe ensuite à Toulouse, où il fait sa scolarité.
A 20 ans, il travaille d’abord avec son père, comme négociant en machines agricoles, dans un contexte où Toulouse connaît un important essor économique, démographique et urbain, tandis que l’agriculture régionale se modernise fortement.
Ses affaires prospèrent, il se marie avec Suzanne, devient le père d’un petit Jacques, se sépare, se remarie avec Jeanne, qui lui donnera Françoise.
François est un amoureux de la vie, un bon vivant, sociable et convivial.
En 1938, il est élu juge au Tribunal de commerce ; le plus jeune de tous. Cependant, François VERDIER ne s’en tient pas à cette réussite ; il ne se satisfait pas de sa seule ascension sociale.
Le monde qui évolue sous ses yeux l’interroge, l’inquiète, alors que la société française change, que les rapports sociaux se tendent dangereusement, que les bruits de botte résonnent de plus en plus en Europe où des régimes autoritaires s’installent aux commandes de nombreux pays.
L’appel des valeurs le touche et il y répond par l’engagement. Par des engagements.
• François est patriote. Il aime la France. Il ne la conçoit que libre.
Déjà, gamin, il voit son père mobilisé en 14.Lui-même, à peine sorti de l’adolescence, contracte un engagement volontaire
dans l’armée, pour 4 ans. Nous sommes alors en septembre 1918, il a 18 ans, il rejoint le front de Champagne, combat en Argonne, puis est affecté en Allemagne dans la zone d’occupation française, avant d’être réformé pour raison de santé.
• François est républicain et humaniste.
En 1934, en cette année où la République est sévèrement secouée par les attaques des lignes nationalistes, il entre en franc-maçonnerie, au Grand Orient de France.
Une des plus anciennes loges toulousaines, créée en 1774, qui porte le beau nom de « Loge des cœurs réunis », l’accueille en son sein. Comme la franc-maçonnerie le fait toujours, elle lui offre de riches nourritures intellectuelles et morales, fortifie son altruisme et sculpte son caractère.
D’un même élan, et dans le même esprit, il rejoint la Ligue des Droits de l’Homme ; il est le secrétaire de la fédération locale.
A ce titre, il soutient les républicains espagnols, ravitaillant les combattants à travers les Pyrénées puis accueillant les réfugiés à l’heure de leur repli en France après la victoire franquiste.
Arrêtons-nous un instant sur cette somme d’engagements qui, dans la diversité de leurs facettes, dessinent l’unité d’un homme en même temps qu’elles le forgent.
Tous ces engagements ont un point commun : ils sont totalement désintéressés. Aucun ne participe de la conquête de positions ou de pouvoir.
Ce sont des engagements de pure conviction, d’idéal.
Leur diversité construit leur cohérence et le tout donne une personnalité devenue forte, solide et très respectée.
Le déclenchement de la Seconde guerre mondiale, en septembre 1939, se traduit par la mobilisation générale de l’armée française. Le sous-officier François VERDIER reprend du service, affecté à des tâches de gestion dans une caserne toulousaine. Mais, rattrapé par ses soucis de santé, il est
démobilisé dès avril 1940.
Après la défaite et l’Armistice, la France est coupée en deux et, au sud de la ligne de démarcation, Toulouse se trouve en zone dite libre, placée sous l’autorité du gouvernement de Vichy mais exempte de l’occupation par l’armée allemande.
Très vite, le nouveau régime révèle son vrai visage : la collaboration avec l’Allemagne nazie est officialisée, les libertés publiques bâillonnées, les lois
anti-juives adoptées, la franc-maçonnerie dissoute.
Pour cette dernière raison, François VERDIER est destitué de ses fonctions de juge au Tribunal de commerce en novembre 1941.
La Résistance qui naît dans une zone dite libre est d’une nature particulière : c’est une résistance éthique, elle éclot d’un terreau intellectuel qui s’était constitué avant la guerre et non de la nécessité immédiate d’une action à caractère militaire puisqu’il n’y a pas d’occupation par l’armée ennemie.
C’est très naturellement que François VERDIER se faufile dans ces milieux, fréquente la librairie de l’antifasciste Silvio TRENTIN, couvre de ses activités professionnelles des filières d’évasion vers l’Espagne. Peu à peu, les réseaux de résistance se mettent en place, leur organisation balbutiant au gré des affinités personnelles ou des sensibilités politiques.
François VERDIER est en relation avec le réseau Liberté Egalité Fraternité puis rejoint le Groupe Vérité qui deviendra Libération Sud.
Créé par Emmanuel d’ASTIER de la VIGERIE, Libération Sud a l’avantage de réunir des patriotes d’inspirations diverses : socialistes, communistes, syndicalistes, chrétiens.
Avec le mouvement Combat, le mouvement Franc-Tireur, Libération Sud est l’une des trois plus importantes organisations résistantes du Sud de la France.
Le 11 novembre 1942, la guerre connaît un tournant : l’occupation allemande
s’étend à tout le pays. Unifier la Résistance en zone sud devient alors un impératif urgent.
Au nom de la France Libre, Jean MOULIN est mandaté dans ce sens par le Général de GAULLE.
Ainsi, en janvier 1943, Libération Sud, Combat et Franc- Tireur décident leur fusion, devenant les MUR, Mouvements Unis de Résistance.En son sein, François VERDIER est l’adjoint du professeur Maurice DIDE. Mais l’arrestation de celui-ci propulse François VERDIER chef régional des MUR en juin 1943.
Il lui faut alors choisir un pseudonyme.
Ce qu’il fait presque par hasard, lors d’une réunion du comité directeur du mouvement dans une villa toulousaine, où son regard tombe sur un livre rangé sur la cheminée du salon, intitulé « Doux Pays », signé du peintre, illustrateur et caricaturiste Louis-Henri FORAIN dit Jean-Louis FORAIN.
Il sera donc FORAIN.
Ses talents d’organisateur comme son sens de la diplomatie s’avèrent précieux pour coordonner l’action des Résistants.
Il mène une double vie, continuant à la ville ses activités professionnelles comme si de rien n’était, travaillant dans l’ombre au noyautage des administrations publiques.
Mais tensions et divisions agitent toujours les réseaux de la Résistance, compliquant la tâche de FORAIN, altérant l’efficacité du dispositif unifié sur le papier.
A un de ses correspondants FORAIN confie, je cite, « Rien ne m’est plus intolérable que les luttes politiques à l’intérieur de la Résistance ». Dans une circulaire il écrit : « une fois de plus les partis prennent le dessus, les questions personnelles reviennent au premier plan et des manœuvres déloyales risquent de compromettre le mouvement ».
Inlassablement, il exhorte à l’unité et travaille à la façonner.
Il rassemble ce qui est épars.
Ce sera le fil conducteur de son action à la tête des MUR, la trace qu’il laissera. Et c’est une vérité de toujours : quel est le grand combat à livrer qui ne se mène dans l’unité ?
A la fin de l’année 1943, la Résistance monte en puissance et, en retour, l’occupant accentue sa répression.
C’est dans ce contexte qu’est conçue l’opération « Minuit », dans le but de décapiter la Résistance régionale.
Dans la soirée du 13 décembre 1943, la Gestapo venue de Paris, renforcée par des S.S., des collaborateurs français et même des repris de justice, opère la plus vaste opération de répression contre la Résistance toulousaine et régionale.
Perquisitionnés à leur domicile, 110 Résistants tombent dans ce coup de filet.
FORAIN est de ceux-là, vers 23 heures, en sa maison de la rue du Docteur Jean Arlaud à Toulouse.
Chez lui, on ne trouve rien, aucun document compromettant. Pas plus que dans les bureaux de son entreprise.
Il va donc falloir le faire parler.
Incarcéré à la prison Saint-Michel puis dans les sordides caves du siège de la Gestapo, rue Maignac, Forain François VERDIER endure les 44 derniers jours de sa vie.
44 jours d’emprisonnement, de torture, d’interrogatoires interminables et répétés, de sévices abominables et inhumains.
Il nie tout, tandis qu’aucune preuve ne peut-être excipée contre lui.
Et il se tait. Il se tait. Il se tait.
La force de ses convictions, anciennes et solides, est son unique armure. Et quelle armure !
Il pense aux siens avec émotion et tendresse et, en homme de raison, sans doute revisite-t-il dans sa tête ses engagements successifs dont le fil conducteur logique l’a conduit à cette extrémité…
Il se savait en danger depuis un certain temps, on lui avait proposé d’entrer en clandestinité pour se protéger.
Mais non, il avait préféré continuer, car il lui fallait circuler librement pour poursuivre son travail d’unification.
Alors, il est allé jusqu’au bout de ses engagements, pleinement conscient du risque, du danger qu’il encourait.
Il n’y a pas d’engagement sans risque.
Il n’y a pas de prise de risque sans courage.
Le courage absolu, la force de ne rien dire quand on sent approcher de soi la menace de la mort, confine au mystère.
Ici même, il y a 5 ans, Maître Pascal NAKACHE, lointain successeur de François VERDIER à la Ligue des Droits de l’Homme, exprimait à voix haute nos propres interrogations :
« Comment peut-on, dans les pires souffrances, lorsqu’on n’est plus qu’une plaie à vif, lorsque se pointe le canon des armes, lorsque l’on sent le souffle glacé de la mort, demeurer guidé par le sens de l’honneur, la fidélité, l’humanité ? …[Le courage] c’est d’abord et avant tout l’âme forte et la tête froide de celui qui, ayant tout bien pesé et surmontant sa peur, décide d’affronter le danger ».
Il y a près de 80 ans, en gardant le silence, Forain a tenu parole.
Il est resté fidèle à sa parole.
Aujourd’hui, en hommage à son silence, nous prenons la parole.
Pour réunir les cœurs.
Pour réaliser cette unité dans la diversité qui a pour nom République.