Jean Rafenomanjato

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Frères humains !

Le 27 janvier 1944, le mal absolu a rodé dans cette clairière.

Dans ce pays de manichéisme, il peut être tentant de décrire encore une fois la lutte éternelle entre les ténèbres et la lumière, de mettre Forain François Verdier au panthéon des archanges qui, tout au long de l’histoire humaine ont, affronté le Mal.
Pour vous, collégiens du temps des jeux vidéo, cela pourrait être un nouveau récit du seigneur des anneaux, Hitler serait Sauron, Jean Moulin Gandulf, et les SS la horde des Orques.
Et nous pourrions parler de courage, de sacrifice, de valeurs éternelles. Et, à la fin, la Magie Noire serait éradiquée !
Il existe même une pseudo histoire qui nous raconte le nazisme comme une secte, qui nous parle d’un SS qui serait venu dans l’Ariège sur les traces des Cathares pour chercher le Graal.
Mais ces contes et ces sornettes sont bien en deçà du réel, car les monstres nazis n’étaient pas des orques ou des trolls, ils étaient, désespérément, des hommes. De la même chair, du même sang, de la même espèce que Forain François Verdier, qu’Einstein ou Michel-Ange. Et c’est cela qui est terrifiant, car ils nous parlent de nous.
Malheureusement, leur parole est actuelle, car la folie collective est embusquée aux détours de nos crises.
Il nous faut la regarder en face, cette folie, il nous faut écouter et comprendre cette parole déraisonnable et démentielle, quasi majoritaire, proférée aux murailles de nos ghettos de pauvres ou de nos ghettos de riches, de nos lotissements à digicodes, car la comprendre et la désamorcer est sans doute le seul moyen d’arrêter ce nouveau Moyen-Âge qui vient.

A la fin de mon propos je voudrais vous avoir convaincu qu’en face des fous meurtriers, il faut des politiques, des juges et des poètes.

Comme disait René Char résistant et poète :

«  à chaque effondrement de preuves, le poète répond par une salve d’avenir ! »

En janvier 2006, dans cette clairière, Nicole BELLOUBET nous a aidé à réfléchir pour comprendre, je me permets de la citer :

« Le devoir de mémoire doit s’accompagner d’un devoir d’histoire, avec tous les outils de l’historien : l’acte qui a été commis ici, en effet, n’est pas le résultat du hasard, mais la conséquence terriblement logique, jusqu’à l’absurde, de volontés humaines. Et c’est précisément en montrant aux jeunes esprits cet enchaînement de causes et d’effets, en éduquant leur attention et leur vigilance, en leur apprenant où finissent certaines aventures, que nous pourrons éviter des récidives funestes. »

Il faut donc regarder en face l’indicible avec les outils de la raison, mais la raison pure ne suffit pas.

Charlotte Delbo, résistante déportée à Auschwitz et Ravensbrück nous le dit, avec des mots très  forts :

« …
Ô vous qui savez,
Saviez vous que le matin on peut mourir,
Que le soir on a peur,
Saviez vous que la souffrance n’a pas de limite,
L’horreur pas de frontière,
Le saviez vous,
Vous qui savez ?
… »

En 2003, les élèves du collège Victor Hugo ont montré que la poésie et les rythmes du cœur, chantés ici en plusieurs langues, y compris l’allemand, structuraient l’idée d’une culture européenne, bien plus forte que la folie suicidaire des deux oncles (l’un aimait les tommies, l’autre aimait les teutons) de Georges Brassens.
Pour rester humaniste la raison a besoin des sentiments qui fondent une morale.

Aujourd’hui les collégiens de Léon Blum cherchent les sources de cette morale dans le livre de Stéphane Hessel « indignez vous ! »
Peut-être certains d’entre vous ici ne partagent pas toutes les opinions de monsieur Hessel (de récentes controverses à la rue d’Ulm peuvent le laisser penser…) mais nous sommes sans doute tous d’accord avec lui quand il affirme que l’indignation est un vecteur privilégié de l’engagement, donc de l’action.

Mais indignation ne garantit pas raison.

Je reprendrai le chemin de la raison en compagnie du Conseil National de la Résistance qui a su, au cœur des ténèbres et de la désespérance, montrer la lumière d’un avenir possible.

Simplement, permettez moi d’abord, en quelques phrases, en quelques vers, de dire notre hommage à Forain François Verdier.

Il savait tout, il n’a rien dit.

Cette synthèse de Guillaume Agullo donne toute la dimension de l’homme et du héro Forain François Verdier. Engagé tôt dans la résistance, il voit rapidement ses capacités de meneur d’hommes et d’organisateur reconnues par ses pairs et les autorités de la France libre. En Juillet 1943 il est nommé  l’équivalent de Préfet de Région pour le Sud Ouest, en liaison avec « Max », Jean Moulin, il unifie les mouvements de résistance de la Région. Grâce aux réseaux de son engagement personnel et citoyen, ligue des droits de l’homme, Franc maçonnerie, il pose sans difficulté son autorité. Il est le chef au centre des réseaux résistants.

Il savait tout…

Mais ses responsabilités, sa compétence et son courage l’exposaient nécessairement plus que d’autres. Dans la nuit du 13 au 14 décembre 1943 il est arrêté par les nazis qui vraisemblablement connaissent l’importance de leur prise. Pendant plusieurs semaines il sera torturé, tué par balle il sera défiguré par l’éclatement d’une grenade dans cette clairière le 27 janvier 1944.

Tu n’as rien dit !

Il nous reste des images muettes, mutilées de tes cris,
Déchirées au souffle de leur haleine frelatée,
Flaques de rage qui sourdent de tes dents éclatées.

A redire ton histoire, je veux pourtant être  souffleur de vie
Me faire passeur de vie, et penser à toute la terre
Que tu nous as laissée, malgré leurs crocs de bouchers.
À la force immobile de ton silence. Renaître
Au bout de ton courage et savoir t’écouter.
Ta vérité est une musique qui me hante

La musique de ta vérité, c’est aussi les derniers mots de Manouchian à sa femme, portés par Aragon :

Adieu la peine et le plaisir, Adieu les roses
Adieu la vie, adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erevan

Ces belles raisons de vivre, avec ceux de l’affiche rouge,
Tu nous dis qu’il vaut de mourir pour elles.
Mais aujourd’hui notre angoisse est mortelle
Qui nous fait douter de l’utilité de votre sacrifice.

En avril 1915, le génocide arménien, aux portes de l’Europe,
Avait posé l’horreur comme outil de modernisation :

« il ne faut tenir compte ni de l’âge ni du sexe,
Les scrupules de conscience n’ont pas leur place ici »

Lettre du Ministre de l’intérieur Turc à la préfecture d’Alep.

Presque un siècle plus tard sur radio mille collines
Les aboiements des fous crachaient la même haine
Le printemps, devenu une saison de machettes,
Résonnait des cris des suppliciés qu’on déchiquette.

Peut-on ne pas céder à la désespérance ?

Du Code noir aux Khmers rouges,  en passant par Erevan, l’Ukraine affamée des années30, les camps nazis, dont certains se perpétuent après 1945 dans l’archipel du Goulag, Madagascar en1947, l’Indonésie en 1965, la chine en 1966, l’Algérie dans les années 90 …

La litanie terrifiante du massacre des innocents nous rappelle ce cauchemar atroce, que le mal absolu est humain, qu’il est même au cœur du quotidien :

Chaque année 10 millions de personnes meurent de faim dans le monde, 1 milliard souffrent de malnutrition.
Pendant ce temps, l’obésité devient un problème de santé publique dans nos contrées.

Stéphane Hessel nousdit que l’indifférenceest la pire des attitudes.

Depuis lanuit des temps résisterse conjugue auprésent pour ouvrir le chemin de demain.

Mais alors, l’humanité nepeut-elle se passer dehéros ? N’est-il pasdésespérant de penserque le bonheur estimpossible sans murailleset sentinelles ?

En fait, l’Histoire nous montreque dès que la Peur et l’Envie deviennentdes sentiments majoritairesil faut des murailles etdes soldats.
Si l’humanité veut se passerde héros, il faut d’abord diminuer le sentimentd’insécurité et les inégalitésafin de rendre la Peur et l’Envie minoritaires.

Pour ce faire, les collectifshumains ont besoindu Droit :

Une constitution, des lois,des règlements partagéset admis par le plusgrand nombre.
Et l’organisation de cepartage majoritaire etde cette adhésion, cela s’appelle le débat politique.
Depuis des siècles l’Histoire nous montre que c’es tla qualité et la profondeur de ce débat qui seule peut déplacer le curseur entre la force et le droit.

Des hommes politiques habiles et efficaces, des juristes intègres, des citoyens responsables et actifs et, certainement, parce que le style charpente la pensée, des poètes inspirés !

C’est le message le plus fort du conseil national de la résistance. Au cœur des ténèbres les hommes politiques qui le composent rédigent un programme pour l’après guerre dont l’actualité est telle qu’il est encore aujourd’hui l’objet de la vindicte de ceux qui pensent que la force prime forcement le droit dans les rapports humains.

Stéphane Hessel dans « indignez vous » nous rappelle la force de ce programme :

« Un plan complet de sécurité sociale,
Une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours,
Le retour à la nation des grands moyens de production, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurance et des grandes banques,
La liberté de la presse, son honneur et son indépendance vis à vis de l’Etat, des puissances d’argent,
La possibilité pour tous les enfants français de bénéficier de l’instruction la plus développée, sans discrimination ! «

Et la grande force de ce programme c’est qu’il a été effectivement mis en œuvre dans la France et même l’Europe d’après guerre et l’on a pu voir, pendant quelques décennies, dans nos contrées d’occident, une réelle augmentation du bien être moyen pour le plus grand nombre.

C’était un véritable progrès, qui, après les résistants du CNR, a été porté par les Pères fondateurs de l’Europe (Jean Monnet, Adenauer, Schuman, De Gaspari, Paul Henry Spaak)

L’on nous dit aujourd’hui, au cœur de la crise financière, que nous avons en fait vécu au-dessus de nos moyens.

Il faudrait en débattre !

Mais, dans l’espace public la place d’un vrai  débat est de plus en plus restreinte, en face de l’anathème des fous de Dieu on entend surtout les slogans xénophobes et racistes. Les règles et les lois sont de plus en plus de circonstances, au lieu d’aider à charpenter le vivre ensemble.

Il faudrait en débattre !

Mais la puissance de la pensée économique orthodoxe, portée par les grands medias et les paroles d’experts, rend inaudible et déqualifie l’expression d’arguments différents et livre aux extrémismes populistes la détresse populaire.

Alors,

En mémoire de Forain François Verdier le secrétaire fédéral de la ligue des droits de l’homme,
En mémoire de Forain François Verdier le franc maçon du Grand orient de France,
En mémoire de l’homme Forain François Verdier dont les valeurs et les convictions lui ont sans doute donné la force d’être Forain François Verdier le héro de la résistance :

Alors en mémoire de tout cela, dans cette clairiere du sud-ouest, à vous qui êtes venus aujourd’hui pour mediter, réfléchir, essayer encore une fois de mettre des mots sur l’indicible, essayer toujours de comprendre la folie, et de charpenter la mémoire par l’analyse historique, je livre ces vers d’un grand poète du siècle dernier qui me paraîssent être une clé utile pour comprendre les enjeux de ces temps troublés :

Demandez-vous belle jeunesse
Demandez vous frères humains
Le temps de l’ombre d’un souvenir
Le temps du souffle d’un soupir

Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?