Pascal Nakache, dimanche 28 janvier 2018

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COURAGE

A Forain François Verdier

Les feuilles craquent-elles sous ses pas, dans le froid matin de janvier ? Marche-t-il encore, ou bien est-il porté ? Entend-il encore quelque chose des feuilles brisées ou du pas lourd des bottes ? Peut-il encore parler ? Peut-il encore murmurer ou hurler : «Je vais tout vous dire!», et, face au néant qui s’avance, tremblant de tout son corps, lâcher des noms et en envoyer d’autres à la mort ?

De Forain et de l’armée des ombres, au milieu de mille enseignements, il en est un qui émerge comme un phare : le courage. Il n’est pas le seul, mais son feu semble ne jamais s’estomper.

Lequel, parmi nous, ne s’est jamais posé cette question : qu’aurais-je fait ? S’ils étaient venus me cueillir, un sale matin, avec leurs sales gueules, s’ils m’avaient donné des ordres secs, s’ils m’avaient poussé jusqu’à leur berline à la pointe glacée de leurs armes, s’ils m’avaient jeté au fond d’une geôle putride, s’ils étaient venus m’y chercher, froids comme la mort, s’ils m’avaient attaché, ligoté, torturé jusqu’à la moelle, qu’aurais-je fait, que ferais-je ? Ces questions, nous le savons, n’appellent qu’une seule réponse : je l’ignore. Je ne peux le savoir. Je ne le saurai jamais. Et j’espère bien ne jamais le savoir. Parce que je ne pourrais le savoir que le jour où ils viendraient vraiment me cueillir.

Mais, puisque nous devons à Forain et à ses sœurs et ses frères en courage d’être là, puisque nous leur devons d’être libres, tentons un instant de nous arrêter et, s’il est impossible de savoir ce que nous ferions, tentons de dire au moins ce que nous voudrions avoir la force de faire, si jamais, par malheur…

Tous ceux qui viennent en forêt de Bouconne, par ces dimanches de janvier, savent ce qu’ils voudraient pouvoir faire. Ils voudraient faire comme ces héros, comme on les appelle, tant reste béante notre incompréhension, quand eux, lorsqu’ils peuvent parler, ne cessent de dire qu’ils ne sont pas des héros, qu’ils ne sont que des hommes ordinaires, qu’ils n’ont fait que leur devoir, qu’ils ne sont pas posé de question, bien souvent.

Et puisque nous voudrions avoir leur force et leur courage, arrêtons-nous un instant sur cet objet étrange, le courage, dont Aristote disait qu’il est la première des qualités humaines, car elle garantit toutes les autres. Scrutons, l’espace d’un moment, cet objet mystérieux qui nous laisse désemparés.

Le courage des derniers instants est incompréhensible, inaccessible, inconcevable. Comment peut-on, dans les pires souffrances, lorsque l’on n’est plus qu’une plaie à vif, lorsque se pointe le canon des armes, lorsque l’on sent le souffle glacé de la mort, demeurer guidé par le sens de l’honneur, la fidélité, l’humanité ? Bienheureux ceux qui n’auront jamais la réponse à ces questions, et qui pourront se contenter d’y songer quelques dimanches de janvier, en forêt de Bouconne. Mais cet étincelant courage des derniers instants, dont le feu nous aveugle encore 74 ans plus tard, ne surgit pas du néant. Il ne naît pas dans les geôles, sous la torture. Sa naissance précède ces moments. Le courage a une vie. Cette vie du courage a seulement cela d’étrange qu’elle semble ne finir jamais, et qu’au moment même où l’homme meurt, le courage, lui, est à l’apogée de sa vie, il brille de mille feux qui plus jamais ne s’éteindront.

Mais avant qu’il ne brille ainsi, avec la mort de l’homme, le courage naît et grandit. Quand naît-il, je l’ignore. Peut-être chaque homme naît-il avec sa provision de courage, sans doute ce panier se remplit-il plus ou moins en fonction des circonstances de la vie. Nous sommes inégaux, là aussi, face à la distribution du courage. Mais une chose est certaine, c’est que le courage se travaille. Et qu’un lâche qui s’arrache à lui-même éprouvera bien mieux son courage qu’un courageux content de lui, de son sort, et que rien ne révolte. « Le courage, dit Malraux, est une chose qui s’organise, qui vit et qui meurt, qu’il faut entretenir comme les fusils ».

Le courage des résistants commence de prendre corps le jour où, par leurs actes, ils disent non. Il persiste seulement, il grandit, plus tard, lorsque, face au danger naissant, ils entrent en effet en résistance, lorsque des femmes et des hommes surmontent leur peur et demeurent pleinement fidèles aux valeurs humanistes, lors même qu’ils savent ce qu’il peut leur en coûter. Car, « le courage n’est pas l’absence de peur, mais la capacité de la vaincre. » (Nelson Mandela). Là où il n’y a pas de peur, il n’y a pas de courage, tout juste de la témérité, de l’inconscience ou de la folie. Ce n’est pas la témérité, le courage, ce n’est pas l’audace, l’intrépidité ou l’insouciance. C’est d’abord et avant tout l’âme forte et la tête froide de celui qui, ayant tout bien pesé et surmontant sa peur, décide d’affronter le danger.

Pourtant, c’est encore en amont de ce moment que le courage des résistants prend corps, bien avant l’affrontement héroïque du danger. Lorsque, entendant monter le sourd grognement de la haine, lorsque voyant s’amonceler au loin les noirs nuages annonciateurs des tyrannies, des femmes et des hommes commencent à dessiner le mur du refus. Car celle qui proclame son attachement à l’homme, lorsqu’elle sait qu’elle y risque sa vie, celui qui soudain semble mettre sa vie en bascule, lorsque paraît la bête immonde, ceux-là n’étaient que rarement vierges de tout combat, de toute résistance antérieure. Ils avaient, pour ainsi dire, la résistance chevillée au corps, même en temps de paix, même avant le bruit des bottes. Le courage n’est pas un surgissement impromptu, qui claquerait comme un coup de tonnerre dans un ciel lumineux.

Le courage n’est pas venu à Forain en 1943 ou 1944, ni même après le déclenchement de la guerre. Le courage l’habitait bien avant cela, lorsque, face à la montée de la haine, de la xénophobie, de l’antisémitisme, il a décidé, non de cultiver son humanisme dans la calme lecture des grands auteurs, mais de s’engager dans la vie de la cité : en franc-maçonnerie, en 1934, puis à la Ligue des droits de l’homme, en 1938. Lorsqu’il a considéré que certaines valeurs, et en tout premier lieu la défense de l’homme et de la République, méritaient que l’on s’y investisse, lorsqu’il a accepté de sacrifier la vie confortable du bourgeois qu’il était, pour devenir l’humaniste qu’il fut.

Souvent, les futures résistances se sont ainsi affermies dans des réunions de sections, de partis, d’associations, de syndicats, dans des débats passionnés, dans des discussions enflammées et tardives, dans le combat démocratique. C’est là que commence de se forger le courage, c’est là que se décide le chemin qui mène à la dignité.

Il faut pour cela, d’abord, accepter de penser. Car le courage qui sert l’humanité trouve sa source première dans une réflexion mûrie de longue date, fondée sur une certaine conception de la dignité humaine, et dans la conviction que celle-ci mérite que l’on se batte, que l’on s’engage, que l’on s’investisse, que l’on essaie de convaincre les hommes, que l’on combatte en toutes circonstances les atteintes portées à cette dignité.

Il faut aussi s’arracher au confort et à la tentation de faire comme les autres. Le conformisme, voilà l’ennemi. La peur de déplaire, voilà l’adversaire. La résistance des temps présents naît d’abord de la force de dire non. De dire non à la pente naturelle qui peut parfois nous pousser à accepter d’abord de petites choses inacceptables, puis de plus grandes, toujours plus grandes… La société porte naturellement à abdiquer certaines exigences. « La virilité se perd en révérences, dit Shakespeare, le courage en civilités, et les hommes ne sont plus que des parleurs. » Il faut un courage premier, et peut être le plus difficile à conquérir, à se détacher alors un peu de la masse, à faire un pas de côté, à dire non. « Il y a toujours moins de courage à emboîter le pas qu’à se détacher d’un ensemble. », écrit André Gide.

Il faut travailler, ensuite. « Le vrai courage, c’est celui de trois heures du matin », dit Napoléon Bonaparte.

Et il faut s’engager, sans doute, comme le fit Forain. Que l’on se soit enraciné dans ce combat dans les temps calmes de la paix, identifié à lui comme à quelque-chose qui nous dépasse, qu’il ait donné sens à notre vie, voilà sans doute ce qui prépare – sans jamais le promettre – au courage des temps de guerre.

N’imagine point que tu seras courageux entre les mains du bourreau, si tu n’as point éprouvé le courage, lorsque la vie te souriait. Et ne crois pas que tu prendras le maquis, demain, si aucun des égarements des temps démocratiques ne suscite chez toi la colère, la révolte, et ne te pousse à penser le monde, à te lever et à dire non. La résistance, toujours, se conjugue au présent.

Cet engagement ne se saurait confondre avec les révoltes de façade, les postures faciles, les proclamations sans conséquence. Il faut certes parfois oublier l’esprit de finesse de la politique, si nécessaire parfois, mais parfois si dangereux, lorsque les compromis se font compromission, lorsque les savantes habiletés finissent par avoir raison de l’essentiel, lorsque l’intérêt personnel finit par ensevelir l’intérêt général. Mais s’il est des questions qui ont le tranchant du oui et du non, il est difficile, parfois, de discerner l’acceptable de l’inacceptable. Le courage est de ne pas se dérober à cette épreuve jamais achevée, de toujours chercher, à la lumière de sa conscience, à discerner le bien du mal, « sans être moral et pédant ».

C’est d’accepter les compromis qu’impose la vie en société, sans jamais choir dans la compromission : « La compromission c’est la lâcheté. Le compromis, c’est le courage. », rappelle Adam Michnik. C’est peut-être dans ce difficile équilibre que réside le premier des courages, dans cette volonté jamais prise en défaut de tenir en même temps la colère sacrée contre l’injustice et le refus d’abandonner à d’autres le réel. Celui qui mourut ici, le 27 janvier 1944, rendit sans doute le plus fier service qui se puisse imaginer à la résistance, en composant pendant des mois avec toutes celles et tous ceux qui partageaient ce combat, pour les unir, pour rassembler ce qui était épars et bâtir ce mur de la liberté, en prenant la tête des Mouvements Unis de la Résistance, en juin 1943.

Forain a pensé, il s’est arraché à la masse qui suivait la voix chevrotante d’un vieillard, il a travaillé, d’arrache-pied, il s’est engagé, il a tout engagé, pour la liberté. Le reste a suivi, naturellement, simplement, héroïquement, jusqu’au fracas qui résonna ici et fit pleurer ces arbres, le 27 janvier 1944.

Arrivé au terme de cette brève exploration du pays du courage, le voyageur demeure comme frustré. Les mots sont impuissants à dire la force qui animait Forain et ses frères et sœurs en courage. Les discours ne sont que de pompeuses et prétentieuses gloses, au regard des actes humbles et simples des résistants. Étranges héros, qui, à mesure que nous tentons de les cerner, de les comprendre, pour essayer en toute humilité de rechercher le chemin sur lequel ils ont mis leurs pas, semblent se dérober, s’élever, s’envoler, enveloppés de légende et de gloire.

Alors, puisque les mots sont dérisoires, nous nous contentons, en venant ici, en forêt de Bouconne, par ces froids dimanches de janvier, d’acquitter simplement un peu de notre dette à ton endroit, Forain.

Avant que de nous en aller, nous restons là, un instant, pour dire que nous n’oublions rien de toi et des tiens. Les crapules, les salauds, les lâches, nous les rétribuons de la médaille de l’oubli. Aucune stèle, aucun monument, aucun hommage. Ils demeurent froids et laids, reclus, aux oubliettes, pour l’éternité.

Mais toi, Forain, dont le courage brille à jamais, et nous laisse immobiles et sans voix, nous ne t’oublions pas, tu restes en nous, tu nous éclaires.

Allez, enfant, écoute Virgile : « Déploie ton jeune courage, enfant ; c’est ainsi qu’on s’élève jusqu’aux astres. »

Pascal NAKACHE

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