Pierre Vidal-Naquet

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Pierre Vidal-Naquet

Sur une commémoration, Revue « Genre humain »

Cérémonie en vérité unique en France, parcequ’elle combine l’individu et la collectivité qu’il entendait défendre et incarner. Même Jean Moulin n’a pas droit à un hommage de ce modèle. Chaque année l’orateur est nouveau. Pour la première fois les organisateurs – le mouvement Libération – avaient décidé de faire appel à un homme qui n’était ni un témoin direct, ni un chef de la Résistance, mais un historien, nullement spécialiste de cette période au demeurant. Il m’était d’autant plus impossible de refuser qu’il m’était demandé – et cette condition était un préalable – de ne pas limiter la dénonciation de la torture aux seuls sbires de la Gestapo. La guerre d’Algérie avait à peine disparu de notre horizon qu’on put entendre André Malraux conduite Jean Moulin au Panthéon le 19 décembre 1964, dénonçant les tortures qui lui avaient été infligées, comme si rien d’autre n’avait existé depuis. Le souvenir de ce discours m’est encore insupportable. Il va sans dire qu’un discours commémoratif fut-il prononcé par un historien, n’est pas un discours historique.

L’oubli est une des lois du genre commémoratif. Une « politique de l’oubli », c’est, pense Jean-François Lyotard, « édifier un mémorial » et je parlais précisémment devant un mémorial.

Peu de temps après avoir prononcé mon discours, j’apprenais que François Verdier, s’il n’avait pas été arrêté par la Gestapo, aurait fort risqué de l’être par les envoyés d’Alger, où certains le tenaient pour un traître. Cela ne figure dans aucun livre. L’eussé-je su, l’aurais-je dit ?

C’est délibérément que, dans un bref discours, j’ai mêlé poésie et histoire, parce que la poésie, si elle ne donne pas un accès un à Savoir auquel seuls croient les mystiques et les philosophes qui les suivent, est un instrument de communication affective entre les hommes, et que c’est cette communication qu’il fallait tenter d’établir. Poésie grecque, traduite en français, celle de Séféris, poésie allemande, traduite par Jean Cassou, dans sa priosn de Toulouse, mon choix était évidemment délibéré. Et maintenant voici la résultante de ces hasards et ces arbitrages, dont la plupart sont transparents.

Discours prononcé en forêt de Bouconne le 31 janvier 1988 par Pierre Vidal-Naquet

Ceux qui m’ont précédé dans ce discours, en un sens toujours le même et toujours nouveau, ceux qui m’ont précédé dans cette émouvante commémoration de la résistance et de la mort de François Verdier, dit Forain, avaient coutume, si j’en crois les quelques textes que j’ai lus, de commencer ainsi leur allocution : « Mes amis, mes camarades. » Ils étaient ainsi dans leur rôle, car tous mes prédécesseurs furent des résistants, des dirigeants de la Résistance, singulièrement en région 4 ou en région 3, des camarades de François Verdier, ainsi pour citer seulement quelques noms : Jean Cassou, mort, hélas, il y a deux ans, Jean-Pierre Lévy, Henri Noguères, Louis-Marie Raymondis, Jean-Pierre Vernant. J’avais dix ans en 1940 et ne puis à aucun titre appeler « mes camarades » les hommes vaillants des Mouvements unis de résistance, et tout particulièrement de Libération. Aussi, lorsque M. Louis-Marie Raymondis (Matabiau) me proposa de tenir à mon tour cette place, cet honneur insigne, mon premier mouvement a-t-il été de refuser. François Verdier n’a-t-il pas encore, à Toulouse et ailleurs, des compagnons dignes d’évoquer sa haute et courageuse figure ? Mon second mouvement a été de me dire qu’il fallait bien qu’un jour ce moment arrive, et que l’histoire, pour entretenir la mémoire, doit suppléer la mémoire. Si je n’ai pas vécu en adulte les dramatiques évènements que nous commémorons ensemble, je leur suis relié par plus d’une fibre. Mon père a fait partie d’un des premiers réseaux de la Résistance parisienne, le groupe du Musée de l’Homme, et avant de disparaître à jamais, avec ma mère, à Auschwitz, il fut, à Marseille, torturé par la Gestapo. C’est le souvenir de cet engagement et ce cauchemar qui a marqué ma vie et mon engagement personnels. De Jean Cassou, encore commissaire de la République le 20 août 1944, nommé à cette fonction que devait précisément occuper François Verdier s’il avait survécu, je fus le collègue et, j’ose dire, l’ami, et j’évoquerai dans un instant un aspect de sa poétique et riche personnalité. Enfin, l’homme qui a peut-être le plus marqué ma formation d’historien de la Grèce a été Jean-Pierre Vernant, le colonel Berthier de la bataille pour la Libération, Jean-Pierre Vernant qui fut, pour la Haute-Garonne, le chef d’état-major de l’Armée secrète, puis des FFI.

Poésie et histoire. Il faudrait que toutes deux participent à une cérémonie comme celle d’aujourd’hui. Il n’est de mémoire que sur fond d’oubli, cet oubli menaçant et pourtant nécessaire. Comment, devant ce monument et devant les arbres de cette forêt de Bouconne, n’évoquerions-nous pas ces quarante-quatre années pendant lesquelles la forêt resta la forêt. Laissez-moi, puisque j’ai parlé de poésie, citer le Grec Georges Séféris qui fur un grand poète et un grand ambassadeur de son pays, citer, dans une traduction de Denis Kohler, quelques vers dans ce poème intitulé : « La décision de l’oubli », écrit en juin 1940, sous le choc du désastre subi par notre pays qu’il aimait. On croirait qu’il pressentait la torture et la mort qui allaient à leur tour s’abattre sur son pays :

Et pourtant ils n’étaient pas différents, les oiseaux qui ont égorgé les jeunes paysannes.

Le sang rougissant le lait sur les dalles du chemin.

Et silencieux comme le plomb fondu, leurs chevaux jetaient dans les bassins des figures indéchiffrables.

La nuit ne cessait de serrer leur gorge recourbée qui ne chantait pas, parce que ce n’était pas,

bien sûr, une façon de mourir.

Mais qui frappait aveuglément, fauchant les os des hommes,

Et de leur ailes dégouttait l’horreur.

Tout ceci se déroulait avec la même sérénité que le spectacle qui s’offrait à toi

Oui, la même sérénité parce qu’il ne nous restait plus assez d’âme pour penser,

A peine la force d’inscrire quelques signes sur les pierres, qui ont maintenant touché le fond,

plus profond que la mémoire,

Pareils à ces pierres, nous sommes loin, bien loin…

Après cette méditation prophétique du poète, vous permettrez à un historien de la Grèce ancienne de vous rappeler que l’oraison funèbre pour les soldats morts pour la patrie est une invention athénienne du Ve siècle avant J.-C. Elle se voulait anonyme. Les ossements des soldats tombés dans l’année étaient rassemblés dans dix cercueils de cyprès, et un orateur, un seul, parlait au nom de tous.

Il est vrai que François Verdier, dans cette région de Toulouse, n’est pas le seul résistant à avoir connu la torture et la mort. Universitaire, comment pourrais-je oublier Raymond Naves et Albert Lautman ? Citoyen, assistant avec angoisse comme beaucoup d’autres à la montée dans ce pays d’une xénophobie encouragée par un parti politique, comment pourrais-je oublier le rôle des étrangers : guérilleros catalans et castillans, « et tout ce que l’Espagne a nourri de vaillants », puisque Toulouse fut une des capitales du Refuge, membres de la MOI, regroupés dans la brigade Marcel-Langer, qui portait le nom d’un militant juif guillotiné à Toulouse le 23 juillet 1943, Italiens antifascistes, tous ces hommes et toutes ces femmes, dont une étude récente de Rolande Trempé, professeur à l’université de Toulouse, a marqué la place dans le combat, sont présents eux aussi dans cette cérémonie. C’est, disait Lamartine, « la cendre des morts qui créa la patrie » ; il est bon de rappeler que le sol de ce pays est fait aussi de ces cendres-là, et que les frères, les enfants et les petits-enfants de ces vaillants ont des droits sur nous. Mais il est bon aussi que le malheur et la gloire aient le nom et le visage d’un homme. Dreyfus a symbolisé à la fin du siècle dernier l’injure faite à toute une communauté. Les autres victimes des préjugés et de l’erreur n’ont pas pâti de cette figure symbolique. Elles ont au contraire bénéficié d’un surcroît d’attention. Le bon symbole n’est pas celui qui isole, mais celui qui permet d’élargir le combat pour la justice. Chacune des victimes de la barbarie des nazis et de leurs complices français était un individu avec son histoire personnelle, son « âme singulière », comme disait Valéry. Il est bon que cette âme-là nous parle au nom de tous.

François Verdier naquit à Lezat (Ariège) le 7 septembre 1900. Elève au lycée de Foix, il vint très jeune à Toulouse, où il était commerçant en machines agricoles. Politiquement, il fut un homme de gauche, de cette gauche que symbolisait avant guerre la Dépêche de Toulouse. Il fut franc-maçon et secrétaire fédéral de la Ligue des droits de l’homme. Mais, en ce pays, que dominait de Carmaux à Toulouse l’ombre immense de Jaurès, le fait d’être un homme de gauche ne garantissait malheureusement pas a priori d’être aussi un résistant et encore moins un héros. Sur les huit parlementaires de la Haute-Garonne, cinq socialistes et trois radicaux, un seul, Vincent Auriol, fait partie le 10 juillet 1940 des 80 parlementaires qui refusent le projet donnant tous les pouvoirs au maréchal Pétain. Dans l’autre famille spirituelle, la situation n’est pas meilleure. Mgr Saliège, qui manifestera courage et grandeur d’âme août 1942, au moment de la déportation de Juifs de Noé et du Récébédou, écrit le 13 juillet 1941 : « Le gouvernement légitime du pays est à Vichy et non ailleurs. Il a à sa tête un homme qui a fait don de sa personne à la France. » La Résistance fut donc, à ses débuts, affaire d’individus plus que de groupe. François Verdier fut de ceux-là. Il figure, en novembre 1941, parmi les fondateurs du mouvement Libération à Toulouse. Il en devint rapidement une des figures majeures, ayant trouvé son lieu naturel dans ce mouvement qui avait recruté tant d’hommes de gauche et de syndicalistes. A la fin du printemps 1943, il devient même le chef régional des Mouvements unis de la résistance, dont l’Armée secrète (l’AS) était la branche militaire. Sur son nom, les hommes venus de Combat, de Franc-Tireur et de Libération – c’était parfois les mêmes, M. Raymondis en est un exemple – s’étaient assez facilement mis d’accord. Quand et où prit-il son pseudonyme de Forain ? Je n’ai pu le savoir. Mais il me plairait que ce dignitaire du Grand Orient de France se soit abrité derrière le nom d’un grand dessinateur qui, dans les combats de la cité, se situait au pôle opposé. Forain fut un grand artiste, chacun le sait, il fut aussi, et cela est moins connu, un des six destinataires du poème en prose d’Arthur Rimbaud « Une saison en enfer », ce qui me justifie d’avoir placé le début de cette allocution sous le signe d’un poète.

Verdier-Forain était, m’ont dit ceux qui l’ont connu, un modèle de simplicité. Marié pour la seconde fois, père d’un fils de son premier mariage et d’une petite fille de son second, il ne paraissait pas taillé dans le bois dont on fait les héros. C’est que, comme me le dit Jean-Pierre Vernant, il ne jouait pas les héros, il était un héros. Cet homme, aux vastes, aux énormes responsabilités, ne quitte pas son métier. Son adresse est publique et sa silhouette familière…

La foudre tomba le 13 décembre avec l’opération « Minuit » montée par la Gestapo, avec l’aide de ses complices français : 110 arrestations dans le département, 26 à Toulouse, et parmi eux, François Verdier. Sa femme ne fuira pas devant une menace aussi dramatique. Elle sera déportée. Pour l’homme que nous commémorons, ce fut la torture. L’interprète nazi Karl Ehrlich a, le 6 février 1945, devant Georges Wetzel, inspecteur de la DST, témoigné : « Il a été si gravement torturé que les cris qu’il poussait s’entendaient jusqu’au rez-de-chaussée ». Personne n’a le droit de jeter la pierre à ceux qui ont parlé, mais Verdier ne parla pas. Eût-il parlé que c’était, m’a dit encore Jean-Pierre Vernant, toute la direction de la Résistance civile qui risquait de tomber aux mains de l’ennemi. Mais Forain ne parla pas.

Arrêtons-nous sur la torture. Ceux qui en furent les témoins et les victimes avaient espéré qu’elle disparaîtrait avec le nazisme, il n’en a rien été. Et nous, Français, le savons bien, qui en avons fait pendant la guerre d’Algérie, sans oublier celle d’Indochine, une institution clandestine. Pas plus que l’erreur judiciaire n’a disparu avec la réhabilitation de Dreyfus en 1906 – j’en connais une victime qui est non loin d’ici – , la torture n’a disparu avec la Gestapo. Comme l’écrivait Michel de Certeau : « Elle s’étend partout, et pas seulement dans les lointains du temps ou de l’espace qui nous servent à exorciser sa proliférante proximité. Elle grandit au rythme de la centralisation technocratique. Elle met donc en cause nos assurances idéologiques sur les « valeurs et le progrès ». Ce n’est pas un mal qu’on peut opérer « comme une tumeur de la mémoire ». » C’est cela que nous rappelle le corps torturé de François Verdier.

Et après la torture, après plus d’un mois de souffrance, c’est le 27 janvier, ici, que l’on retrouva le corps de Forain abattu, peut-être à la grenade. Comme l’écrivait dans un texte étonnant le résistant François Cuzin, mort à trente ans, fusillé dans la forêt varoise par les Allemands sur le départ : « La mort réelle, et, en un sens, la seule mort, c’est celle d’autrui. Car ma mort, j’en serai le passager et mon témoignage sera par nature emporté, donc brisé et dissipé, avec l’évènement qu’il rapporte. » Mais « la mort d’autrui n’a de sens pour moi que parce que je meurs ». Nous sommes ici pour témoigner, par-delà les générations, de ce que fut la mort de Forain.

Mais je voudrais le dire pour terminer, la Résistance fut aussi la vie, la vie de l’esprit. Et puisqu’il y a deux ans, à quinze jours près, nous avons perdu Jean Cassou, laissez-moi vous rappeler que Jean Cassou, mis au cachot après son arrestation fin novembre 1941, y écrivit les 33 Sonnets écrits au secret qui seront parmi le meilleur de son oeuvre poétique, laissez-moi simplement citer l’un de ces sonnets, d’abord parce qu’il est la traduction d’un poème allemand retrouvé sur la Pariser Zeitung distribuée aux prisonniers et que Cassou, en guerre contre l’Allemagne, n’hésita pas à traduire, ensuite, parce qu’une série de hasards fait que j’en possède un manuscrit que m’avait donné Cassou et sur lequel j’ai noté une variante dont il a fait son profit et qu’il a adoptée.
Voici donc, hommage poétique que je rends à la mémoire de Forain et à celle de Cassou, ce sonnet, ce poème d’amour, « Traduit de Hugo von Hofmannsthal » :

Une coupe au bord de la bouche,

elle allait d’un si ferme pas

et la main si sûre que pas

une goutte ne se versa.

Il montait un cheval farouche.

Si ferme et sûre était sa main

que, frémissant au coup de frein,

le cheval s’arrêta soudain.

Et pourtant quand la main légère

à l’autre main gantée de fer

cette simple coupe tendit,

Ils tremblaient si fort, elle et lui,

que les mains ne se rencontrèrent,

et le vin noir se répandit.

Merci.