Raymond Aubrac

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Dimanche 1er février 1998

DISCOURS DE RAYMOND AUBRAC

Emmanuel d’Astier, qui fut le fondateur de notre mouvement de résistance Libération-Sud, était aussi un écrivain et un poète. On lui doit « La complainte du partisan » qui commence ainsi :

Les Allemands étaient chez moi

On m’a dit « Résigne-toi »

Mais je n’ai pas pu

Et j’ai repris mon arme

Et qui se termine par

Le vent souffle sur les tombes

La liberté reviendra

On vous oubliera

Nous rentrerons dans l’ombre.

 

 

Nous sommes ici pour honorer la mémoire de François Verdier Forain qui n’est pas oublié, et plus d’un demi siècle après son sacrifice, ses amis, les hommes, les femmes et les enfants qui l’ont reconnu comme un exemple, un symbole, se retrouvent pour évoquer sa vie et son combat. Et dans des milliers de lieux de mémoire, à travers la France, il en est ainsi. Contrairement à ce que dit le poète, on n’oublie pas.

 

 

Voici François Verdier, né avec le siècle, qui subit en juin 1940 le choc de la défaite. Qui est il alors ? Un militant de la République, le secrétaire fédéral de la Ligue des Droits de l’Homme, un Franc-maçon. Patron d’une entreprise de machines agricoles où il a succédé à son père, il est Juge au Tribunal de Commerce. Mais il est trop à gauche pour le régime de Vichy, et un décret va rapidement le priver de sa fonction.

 

Cet homme est un bon vivant, aimant la chasse et la bonne chair. C’est un bourgeois républicain très connu dans cette ville. Il a beaucoup d’amis qui lui apporteront leur concours. Autour d’eux va naître un des premiers mouvements de résistance, Libération-Sud.

 

J’ai été un vieux militant de cette organisation. Permettez moi d’évoquer ce que fut cette région de Toulouse, que nous appelions « Rose » pour la couleur de ses pierres et de ses cœurs, la véritable plaque tournante de notre mouvement.

 

Dès la fin de 1940, un groupe s’est constitué autour du colonel Bonneau, d’Albert Curvale et d’Augustin Callebat. C’est à ce groupe, nommé Liberté Egalité Fraternité que vient se joindre François Verdier. Avec Léon Viala, président de l’Union Fédérale des Anciens Combattants et le colonel aviateur Pierre Cahuzac, il devient le noyau de Libération-Sud.

Laurent Douzou, qui a écrit sous le titre « La désobéissance » une excellente histoire du Mouvement, nous rappelle qu’Emmanuel d’Astier en personne confia à ce groupe le sort de Libération-Sud sous l’autorité du Colonel Bonneau qui sera rempli par Pierre Hervé puis par François Verdier que nous appelions Forain.

La création des Mouvements Unis de la Résistance, les MUR, union de Combat, Franc-Tireur et Libération date de janvier 1943. La responsabilité régionale fut assurée par Jacques Dhont, de Combat, jusqu’en avril 1943 puis par Verdier-Forain de Libération jusqu’à son arrestation en décembre 1943.

 

Dès 1940-41, Libération s’était enrichi d’importantes recrues : Julien Forgues, secrétaire de l’Union départementale de la CGT, des universitaires avec Jean-Pierre Vernant, le philosophe, qui fut plus tard professeur au Collège de France, et ses amis Victor Leduc et Jean Miailhe. Ce seront les responsables de l’organisation paramilitaire où j’avais une responsabilité, et ils constitueront l’échelon régional de l’Armée secrète ; l’AS, lorsque le général Delestraint, nommé en octobre 1942, par le général de Gaulle, en prendra le commandement national. C’est en 1942 que j’ai à Toulouse rencontré François Verdier lorsque Jean Pierre Vernant identifiait avec lui les militants toulousains de Libération qui allaient constituer les bases de l’organisation paramilitaire.

 

Dans cette rapide évocation, je n’ai cité que quelques noms parmi les dizaines de militants qui travaillaient avec François Verdier Forain.

 

C’est à cette époque, fin 42, début 43, qu’à l’intérieur de la résistance se met en marche le processus qui conduira à l’unité. Souvent les historiens insistent sur ce qu’ils nomment les conflits intérieurs de la Résistance. Et il est vrai que de nombreux différends existaient. Comment aurait-il pu en être autrement dans une époque aussi difficile. Les hommes et les femmes acteurs de la résistance provenaient de milieux sociaux différents. Souvent ils avaient milité dans des organisations politiques, ou étaient attachés à des milieux religieux ou philosophiques. La propagande allemande et celle de Vichy exerçaient une stricte censure de l’information et développaient les thèmes de la xénophobie, de l’antisémitisme. Elles attisaient les sentiments antibritanniques et anticommunistes.

 

Il faut noter que les résistants, par définition, ne sont pas des moutons. Ils sont tous volontaires, patriotes et désobéissants. Ils sont tous courageux mais ils ont leur caractère, du caractère. Il peut aussi exister des ambitions et des conflits de personnes.

Comme ce fut le cas en Yougoslavie, en Pologne, en Grèce, notre pays aurait pu se trouver, à la Libération, en état de guerre civile. C’est ce que nos adversaires souhaitaient et ce qu’ils tentaient d’obtenir.

 

Or ce fut le contraire qui se produisit. Malgré leurs différences, les patriotes sentaient bien que le combat ne serait efficace que dans l’unité, lorsqu’il s’agirait de prendre les armes, pour chasser l’occupant. Déjà dans les actions de propagande chacun distribuait les journaux clandestins qui lui tombaient sous la main. La marche vers l’unité, voulue par les résistants, fut la direction indiquée par le Général de Gaulle, jalonnée au plan national par un Jean Moulin, au plan régional par un François Verdier.

 

Je souhaite qu’un jour, sans cacher les débats sérieux qui séparaient les différents groupes, les historiens nous montrent comment François Verdier et ses successeurs, y compris mon cher Serge Ravanel – auteur de ce beau livre « l’Esprit de Résistance » – ont pu faire combattre ensemble les communistes des FTP et les officiers de carrière de l’ORA et du groupe franc Pommiès pour libérer leur région et rétablir la République. Plus tard, après la Libération, les luttes politiques ont repris. Ainsi va la Démocratie.

 

François Verdier avait été désigné pour remplir à la Libération les fonctions de Commissaire de la République. Permettez-moi de vous rappeler ce que signifiait cette désignation. Dans les mois qui précédaient le débarquement et la bataille de France, la résistance et le Général de Gaulle partageaient une inquiétude, celle de voir nos Alliés, qui préparaient une opération énorme, organiser eux-mêmes l’administration du Pays comme ils l’avaient fait en Italie. Ils avaient préparé les équipes de l’AMGOT (Administration militaire alliée des territoires occupés) et le gouvernement d’Alger comme le Conseil National de la Résistance ne pouvaient pas l’accepter. Il ne faut pas oublier que le gouvernement de de Gaulle n’était pas reconnu par les Américains. Il ne le sera qu’en octobre 1944, c’est-à-dire 4 mois après le débarquement.

 

Pour éviter ce qui serait ressenti comme une nouvelle occupation, même amicale, il fut convenu entre Alger et la Résistance en France que des pouvoirs très étendus seraient confiés à des hommes choisis d’un commun accord entre le Général de Gaulle et les organismes de la Résistance pour mettre en place les nouvelles autorités et rétablir la légalité républicaine. Telle était la mission des Commissaires Régionaux de la République. Une mission très importante et très difficile.

 

Je peux d’autant mieux imaginer ce que fut le sentiment de François Verdier en apprenant cette désignation que je l’ai moi-même éprouvé lorsque je fus nommé Commissaire pour la région de Marseille.

 

Nous avions combattu pour rendre la liberté et l’indépendance à notre Pays, et aussi pour établir une société plus juste, comme elle avait été imaginée et prévue par le Programme du Conseil national de la Résistance. Nous allions donc, avec nos camarades, atteindre notre premier objectif, la Libération, puis exercer une responsabilité centrale dans la suite. François Verdier comme chacun d’entre nous devait ressentir une grande fierté et une grande appréhension devant cette perspective.

 

Hélas, le destin ne lui permit pas de vivre ces heures exaltantes pour lesquelles il était si bien préparé. Il aurait pu dès sa désignation, comme on le lui conseillait, se mettre à l’abri. Mais l’organisation était terriblement menacée. La Gestapo et ses collaborateurs français resserraient leur étau sur la Résistance et il jugea impossible de s’écarter, même momentanément, de ses responsabilités.

 

En même temps qu’une centaine de ses camarades, ce fut le 13 décembre 1943, l’arrestation par les Allemands. Nous ne savons pas ce qu’ils savaient, mais ils en savaient assez pour connaître l’importance de leur prisonnier. Cet homme-là avait toutes les clefs. Si on lui arrachait ses secrets, toute la Résistance toulousaine serait capturée. Avec la sauvagerie que l’approche de leur défaite multipliait ils le soumirent aux pires tortures, jusqu’à la mort qu’ils cachèrent comme il faut cacher un crime, puisque c’était un crime. On retrouva son corps le 27 janvier 1944 ici, dans la forêt de Bouconne.

 

Tuer un prisonnier parce qu’il est un patriote qui n’a pas voulu livrer ses camarades, c’est un crime de guerre. François Verdier, comme Jean Moulin, savait tout et il n’a rien dit. Comme Jean Moulin, il a été victime d’un crime de guerre.

 

Depuis 1964, date de la prescription, on ne peut plus poursuivre les coupables de crimes de guerre. Mais contrairement à ce que disait le poète, on n’oubliera pas les victimes. Rien ne peut empêcher d’accomplir le devoir de mémoire. Et nous sommes ici pour remplir ce devoir, nous les vieux qui avons vécu dette époque et vous, les jeunes, les citoyens d’aujourd’hui et de demain qui avez devant vous l’exemple d’une vie qui vous a été consacrée. C’est pour que vous viviez libres, dans un pays libre, que François Verdier Forain et ses camarades ont livré leur combat et donné leur vie. Vous êtes leurs héritiers. Ces droits qu’ils vous ont donnés, il vous faut les défendre et d’abord exercer le premier droit du citoyen, qu est aussi un devoir, il vous faut utiliser votre bulletin de vote. Vous devez participer à la conduite des affaires du pays, à la défense de la Liberté, à la défense de la Démocratie, à la défense des Droits de l’Homme.

 

 

Comme l’écrivait Jean Cassou, lui aussi désigné Commissaire de la République, mais grièvement blessé, qui ne put pas prendre son poste : « C’’est au nom de ceux des nôtres qui ont risqué la mort pour la liberté que nous vous demandons, à vous, à ceux des jeunes générations, d’être vigilants. Nous vous passons le flambeau, à votre tour de vous battre quand il le faudra, comme il le faudra, pour la justice, la dignité humaine, la liberté. »