Robert Marcault, Déporté à Autschwitz-Birkenau (biographie)
A l’aube de ce troisème millénaire – que tous les hommes de bonne volonté souhaitent promis à tous les progrès pour le bonheur des générations futures – comment ne pas avoir à l’ésprit que ce 20ème siècle que nous venons de quitter et qui a fait entrer nos sociétés dans la modernité grâce à des découvertes capitales dans tous domaines, est aussi le siècle où la négation de l’Homme, la haine et la barbarie ont atteint un niveau jamais égalé dans l’histoire de l’humanité ? …
La cérémonie qui nous réunit aujourd’hui pour rendre l’hommage que la République doit à ses héros, ses combattants de l’ombre, ses combattants pour la dignité et l’honneur de la France, combattants de l’impossible contre la bête immonde du nazisme et de sa hideuse complice collaborationniste, me permet de vous dire combien je suis touché et ému que vous m’ayez choisi pour honorer la mémoire de « Forain » François Verdier.
Je ne peux, évidemment pas, m’empêcher de penser à tous ceux – anonymes – que j’ai laissés au bord des chemins d’Auschwitz et d’ailleurs, humiliés, mutilés, le regard vide, les sans nom, les sans visage qui n’espéraient plus rien que notre fidélité de mémoire, à tous ceux qui, portant au fond de leur cœur les valeurs républicaines, ont donné leur vie pour les défendre.
Parce que la résistance des uns ne saurait dissimuler la veulerie des autres et parce que les actes héroïques de ceux qui avaient choisi de combattre l’oppresseur – comme François Verdier – ne doivent pas faire oublier les crimes de ceux qui dénonçaient, vendaient, torturaient, assassinaient, humiliaient. Voilà pourquoi nous devons nous incliner avec humilité et respect devant ceux qui luttèrent et tombèrent pour que les générations futures puissent vivre libres.
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François Verdier fut de ceux qui surent dire non et rester debout. Son engagement fut dicté par l’indignation devant la défaite des lâches, et le refus de la fatalité. Et qui dit révolte, dit littéralement volte-face. Celui qui se révolte ne se contente pas d’une dissidence ; ayant fait écart, il se retrouve contre ceux qu’il considère comme les fauteurs de l’intolérable, il les interpelle et les affronte. L’inacceptable est inacceptable et il se soucie peu d’Histoire dans l’urgence de l’instant et pour l’étérnité.
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Associons au nom symbole de « Forain » François Verdier : Marcel Langer, militant juif de la MOI guillotiné à Toulouse en Juillet 1943, Raymond Naves, Professeur de Littérature française, mort à Auschwitz, Albert Lautmann, Professeur de Philosophie, fusillé en Juillet 1944 et tant d’autres encore… qui surent mener avec une extraordinaire intelligence un combat dangereux au service des autres et de leur pays, combat pour la dignité de l’Homme qu’ils payèrent de leurs vies.
Ayons une pensée particulière pour l’épouse de François Verdier, qui fut, en représailles, déportée au camp nazi de Ravensbrück.
Ce que Robert Antelme dans « l’Espèce Humaine » exprimera ainsi : « le ressort de notre lutte n’aura été que la revendication forcenée et presque toujours elle-même solitaire, de rester jusqu’au bout des Hommes. »
La pauvreté, l’obscénité des mots pour tenter de donner la mesure de l’horreur de ces cris silencieux, hurlés des millions de fois dans les ténèbres de l’indifférence du monde. Comment comprendre ? Comment penser une telle faillite de l’homme ? La philosophie et la foi sont mises en échec pour répondre à la question du Mal absolu, incapables qu’elles sont d’éxpliquer comme dit Malraux « cette région cruciale de l’âme où le Mal absolu s’oppose à la fraternité. »
Elie Wiesel, mon compagnon d’infortune à Auschwitz nous assure qu’ « il y a des morts qui ont des droits sur les vivants. »
« Forain » François Verdier, abominablement torturé et ignominieusement assassiné le 27 Janvier 1944 ici même, fait partie de ces morts glorieux qui jamais ne rompirent le silence au cœur de la géhenne. Oublier ces morts, c’est les trahir, c’est les assassiner une seconde fois ; c’est aussi nous trahir nous-mêmes et devenir complices de leurs bourreaux.
Le devoir d’histoire et le travail obsédant de mémoire de « ce passé qui ne passe pas » ressemble trop souvent à ce dialogue singulier qu’évoque Primo Levi « entre un muet qui tente de parler et un sourd qui essaie d’entendre ».
Si changer le passé nous est malheureusement impossible, préparer l’avenir relève de notre entière responsabilité. Madame Belloubet-Frier « notre » Rectrice, nous dit « L’action d’éducation et de transmission de la mémoire est en quelque sorte libératrice, elle permet de quitter le monde du subit pour celui de l’agir ».
La connaissance et la raison : contre l’ignorance. L’éducation : contre l’endoctrinement et la haine. La tolérance et le respect de l’Autre : contre tous les fanatismes et les discriminations = voilà le défi que notre démocratie doit relever. Faire vivre la mémoire, tel est l’enjeu vital.
Que la Mémoire ne fige pas l’Histoire, qu’elle ne se fige pas, tout en restant fidèle et vigilante. Vous les jeunes générations, ne soyez pas effrayées par l’ampleur de la tâche. On a besoin de vous, vous êtes moins fatigués que nous et vous avez l’ouïe fine. Vous êtes le salut du Monde et de l’Humanité.
L’Homme a, le droit et le pouvoir de choisir, et de dire Non !
Des hommes de bonne volonté, martyrs de la Résistance, des héros de l’humanité comme « Forain » François Verdier demeurent la mémoire bénie d’une civilisation qui fut en guerre contre elle-même pour la plus juste des causes : sa part éprise de liberté comme sa part ivre de barbarie. Je n’oublie pas que – moi aussi – je leur dois la vie…
Dans la diversité de nos convictions, politiques, philosophiques ou religieuses, nous – les revenants d’Auschwitz et d’ailleurs – qui avons subi toutes les souillures de la déportation et de la guerre, unissons nos pensées fraternelles pour les innombrables qui ne revinrent pas. Marqués au plus profond dans nos âmes et dans nos chairs, continuons de porter témoignage pour que soit entendu l’appel passionné que depuis 60 ans nous adressons au monde. Avant qu’il ne soit trop tard, perpétuons la mémoire de cette folie meurtrière qui a coûté au monde 60 millions de vies, et insistons sur la vigilance, l’éducation : il vient à grands pas le temps qui sera celui de l’Histoire avec un grand H après que le nôtre aura cessé d’être celui de la Mémoire.
C’est en luttant ensemble pour cette mémoire, en ne dilapidant pas l’héritage que vous laissent ceux qui comme « Forain » François Verdier ont tout donné que vous pouvez aujourd’hui vivre libres.
Je voudrai terminer par un poème de Charlotte Delbo, résistante déportée à Auschwitz et Ravensbrük qui nous questionne afin que nous n’oublions jamais :
« O vous qui savez
Saviez-vous que la faim
Fait briller les yeux
Que la soif les ternit.
O vous qui savez
Saviez-vous qu’on peut voir sa mère morte
Et rester sans larmes.
O vous qui savez
Saviez-vous que le matin on veut mourir,
Que le soir on a peur…
Saviez-vous que la souffrance n’a pas de limite,
L’horreur pas de frontière
Le saviez-vous
Vous qui savez »C’est de cette façon que Jacques CHIRAC, Président de la République Française, a terminé son discours, Jeudi dernier, 27 Janvier, à l’occasion de l’inauguration de la nouvelle exposition du pavillon français du Musée-Mémorial d’Auschwitz-Birkenau.