Elérika Leroy , dimanche 27 janvier 2013

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Je voudrais commencer cette allocution en citant le grand résistant, philosophe et anthropologue, Jean-Pierre Vernant :

« Je crois que j’avais une certaine lucidité…qui m’a permis La-traversee-des-frontieresde remettre tout de suite à sa place ce vieux maréchal avec son képi et ses yeux bleus, comme représentant de tout ce que je détestais : la xénophobie, l’antisémitisme, la réaction. Pour moi, Pétain était l’aboutissement de tout ce que j’avais combattu jusque là. Il n’y a pas eu une seconde d’hésitation. » Jean-Pierre Vernant (la traversée des frontières)

Vous le comprendrez, c’est avec un immense honneur que j’ai accepté de prononcer un discours en hommage à celui qui fut assassiné à cet endroit voici 69 ans, jour pour jour. Vous pardonnerez j’espère mon émotion parce que c’est ici que pour moi tout a commencé. C’est en découvrant cette émouvante cérémonie que j’ai décidé de faire partager au plus grand nombre l’histoire et la mémoire de ces hommes et ces femmes tombés pour un idéal, la liberté.

Il n’est pas étonnant que l’une des plus belles allées de Toulouse ait été baptisée du nom de Forain François Verdier. Ces allées conduisent vers ce quartier du Busca, qui constitue le cœur de la mémoire de la Résistance avec le monument « à la gloire de la résistance », le musée départemental de la résistance et de la déportation, le Mémorial de la Shoah, la stèle des Justes… Ces allées qui mènent également à cette sinistre villa réquisitionnée jadis par la Gestapo. Là où enfermé dans les caves ou torturé à l’étage, François Verdier connut les pires moments de sa vie, durant 44 jours, sans pour autant mettre un genou à terre…

François Verdier avait une grandeur d’âme construite sur de fortes valeurs morales. Et comme le précise Jean Cassou dans son livre « la mémoire courte » :

« la révolte morale, le fait moral a été essentiel pour tout résistant,… l’essence de la Résistance. La résistance fut et demeure un fait moral….un fait moral, absolu, suspendu, pur. »

Qui était donc cet homme ? au-delà du héros, au-delà du martyr ?

François Verdier avait su créer autour de lui des bases solides tant au niveau professionnel qu’au niveau personnel. C’est par le travail que François Verdier s’est d’abord révélé. Après avoir commencé aux cotés de son père, il s’est rapidement émancipé pour créer sa propre entreprise de grossiste en machines agricoles. Son sens du relationnel et de l’organisation, son caractère de battant lui permettent de développer ses activités commerciales et font de lui un entrepreneur important dans toute la région. Son entreprise installée chemin du Raisin prend rapidement de l’essor. ses activités prospèrent en même temps que son carnet d’adresses. Devenu une notabilité toulousaine, ses qualités professionnelles et humaines le font reconnaître par ses pairs, et il devient juge au tribunal de commerce de Toulouse.

Mais François Verdier ne se limite pas à cette réussite matérielle et en humaniste sincère qu’il est, il s’implique dans des causes qui lui tiennent à cœur ; comme le montre son engagement au sein de la Ligue des droits de l’homme mais également son implication dans la Franc maçonnerie et de la loge qui l’a accueilli, les « cœurs réunis ».

Les circonstances exceptionnelles de la guerre vont révéler les remarquables qualités d’organisateur et de négociateur de François Verdier. Mais aussi son courage, porté par son attachement aux principes fondamentaux de l’humanité, qui font qu’il n’a pas peur de mettre en danger ce qu’il a patiemment construit. C’est en homme libre que François Verdier s’engage.

Mais contrairement au souvenir du héros, c’est en homme modeste et humble, qu’il rejoint les premiers groupes de Résistance. Il veut tout simplement aider, comme il l’avait déjà fait au moment où, de l’autre coté des Pyrénées, la République espagnole était en train de vaciller. Le désir d’entraide et la solidarité qu’il éprouvait à l’égard des combattants républicains lui font participer aux actions de collecte et d’envoi de matériels en Espagne. Ce sont les mêmes valeurs qui le font s’engager dans les premiers groupes d’insoumis.

Il se met au service de la résistance, utilise son carnet d’adresses et ses relations pour obtenir des renseignements utiles au combat clandestin. Cet homme avenant et chaleureux sait obtenir la confiance de ses interlocuteurs. Cela lui permet d’être efficace au sein du NAP, le Noyautage des Administrations Publiques avant de prendre d’autres responsabilités au sein du mouvement Libération-Sud. Sa rigueur et son sens de l’organisation font de lui progressivement l’un des chefs de cette armée de l’ombre.

Mais c’est à partir de mai 1943, quand il s’agit pour la Résistance de s’unifier et de se  structurer pour préparer la Libération, que les responsabilités deviennent intenses. Forain se glisse naturellement dans ce rôle de chef à l’instar de Jean Moulin au niveau national. François Verdier, désigné par le général de Gaulle pour être le commissaire de la république dans la région,  devient le chef des Mouvements unis de la Résistance. La tâche est ardue mais Forain est l’homme de la situation. Il sait s’entourer de personnes de confiance. Avec rigueur et méthode, il élabore une organisation solide et parvient, avec force de conviction et de diplomatie, à conduire l’ensemble des composantes de la résistance régionale, multiples et indépendantes, vers l’unité politique indispensable à la victoire finale.

Mais la prudence n’est pas toujours de mise, bien que la conscience du danger soit omniprésente. Forain connaissait les risques. Il était conscient du danger, des risques de dénonciation et de trahison, comme le rappelait Germaine Tillion, « au début nous ne nous cachions pas ou très peu. Nous cachions seulement nos moyens, mais pas du tout nos choix. Nous étions, selon la phrase classique, comme le poisson dans l’eau. Mais une eau qui était continuellement informée de tout ce que faisaient les poissons. Par conséquent, à la merci du premier traître venu. » (la traversée du mal)

Comme d’autres grands résistants, tels Achille Viadieu ou, Raymond Naves, François Verdier mène une double vie entre réunions clandestines et vie officielle. Malgré ses responsabilités, il n’entre pas dans une totale clandestinité et conserve sa couverture de négociant, pratique pour se déplacer dans la région. Mais peut être un jour de trop ?

Alors qu’il a dans sa poche un billet de train pour Paris où il doit partir le 14 décembre, il est arrêté dans la nuit qui précède par la police allemande. C’est une vaste opération, préparée de longue date par la Gestapo, contre la Résistance régionale. 110 personnes sont arrêtées cette nuit là. Et la Gestapo est bien informée de la qualité de François Verdier. Sa femme Jeanne est arrêtée le lendemain et leur fille, âgée de 10 ans est sauvée in extremis par Denise, la femme de ménage, entièrement dévouée à la famille Verdier…

C’est en lisant le témoignage que François Verdier nous a laissé qu’on mesure l’ampleur des qualités de cet homme ainsi que la profondeur des valeurs morales qui l’animaient. Après quinze jours de captivité, après les premiers interrogatoires par les services de sûreté nazis, c’est enfermé au secret à la prison saint Michel, que François Verdier commence à rédiger une sorte de journal testament. Lire ces lignes est particulièrement émouvant….ce ne sont pas des archives comme les autres. Ces derniers écrits nous transmettent toute la sensibilité de cet homme, son courage, son intelligence et tout l’espoir qu’il éprouvait. On ressent l’urgence, l’émotion de François Verdier à écrire sur ce mauvais papier, composé d’un revers d’une enveloppe et d’une lettre qu’il avait sur lui au moment de son arrestation, de papier à cigarette et même de papier toilette. Chaque centimètre carré est utilisé pour lui permettre d’avoir un moment de répit et d’adresser des messages à sa famille, dont il ignore le sort. Dans ces derniers écrits, François Verdier nous montre que c’est l’amour des siens, l’amour de la vie qui lui auront sans doute permis d’aller au bout de ses convictions et de ne pas faillir.

Le 9 janvier, il raconte : « on recommence mon interrogatoire, on s’acharne à me considérer comme un grand chef, que je suis… je pleure d’impuissance, à faire entendre raison,  et de douleur… Le soleil brille… » Le 12 janvier, il écrit « va-t-on me laisser vivre ? si je meurs, sachez mes grands amours, mes prodigieuses amours, que vous étiez tout, tout et tout pour moi. …pensez à moi aux jours de grands souvenirs. Soyez heureuses dans un monde calmé »

Le 17 janvier, alors que la police lui avait fait croire que Jeanne avait été libérée, il comprend que sa femme est toujours emprisonnée, il n’a aucune nouvelle de sa fille « tu es donc encore en prison. Et notre fille ! mon dieu que je suis malheureux. » le 24 janvier, il s’adresse à son fils, Jacques « je te demande, demain, toujours dans la vie, d’être un homme, je te demande de toute mon affection d’être tendre et bon pour ta tante, pour ta sœur. Qu’aucune question, jamais ne vous sépare ni ne vous affronte. » François Verdier se raccrochait à la vie, à l’amour pour sa femme, pour sa fille, pour son fils. L’essentiel était là et lui a permis de tenir, de résister à l’indicible cruauté.

Le dernier billet est daté du 26 janvier alors qu’on lui a annoncé que les interrogatoires étaient terminés, « il y a des départs de plus en plus fréquents pour Fresnes, Compiègne ou l’Allemagne. Je risque de partir comme cela… » dans ce dernier message François Verdier s’adresse à ses amis, ses camarades dont il n’a jamais douté de la loyauté « pardessus tout, ne laissez pas souffrir, je vous en conjure, ni ma femme, ni ma fille… »

Le lendemain matin, il est discrètement extrait de sa cellule par deux agents de la Gestapo, ceux là mêmes qui l’avaient torturé pendant ces longues semaines…pour être conduit dans cette foret qu’il connaissait si bien. Lâchement assassiné, c’est pourtant François Verdier qui a le dernier mot. Là encore, au-delà de la mort, Forain a été plus ingénieux que ses bourreaux en dissimulant ses papiers. Grâce à cela, il a été identifié le jour même et ses camarades ont pu être immédiatement averti du sort qui lui avait été réservé. L’organisation clandestine rigoureusement élaborée par Forain lui survécut. Quant à sa femme Jeanne, elle fut déportée au camp de Ravensbrück et sa fille, Françoise, fut cachée chez des amis de confiance à la campagne jusqu’à la Libération.

En conclusion, je voudrais citer ce grand professeur, spécialiste du siècle des lumières, Raymond Naves, camarade de François Verdier, lui aussi dénoncé, et mort en déportation qui écrivait en 1941« le danger guide mon choix. Notre devoir aujourd’hui, comme hier, est un devoir de lucidité : savoir quel est l’ordre d’urgence. Or il me parait incontestable que l’urgence est du coté de cette humanité qui crie au secours parce qu’elle s’enfonce. Il peut m’être difficile encore, sinon impossible de lui lancer un cordage ; en tout cas, je me refuse à l’accabler davantage d’un coup d’aviron. » Ce message est d’une surprenante actualité au regard de ce qui se passe aujourd’hui dans le monde, en Afrique en particulier.

Même si aujourd’hui, la guerre, l’occupation, le nazisme appartiennent au passé et à l’histoire, le parcours de François Verdier, son refus de se résigner, sa révolte, son engagement et ses valeurs humaines, sont plus que jamais d’actualité. François Verdier nous a montré l’exemple, il n’a pas cédé « au venin de la peur » selon l’expression de l’historien Pierre Laborie.. Et cette cérémonie ici sur les lieux de son exécution existe depuis 1945 pour le rappeler.

Et c’est avec une profonde émotion que j’ai eu le privilège d’évoquer le souvenir de l’homme qu’il était, aujourd’hui, devant les générations de demain.