Pascal Mailhos – 31 janvier 2016

Page

Discours de Pascal Mailhos, préfet de la Haute-Garonne et de la région Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées

P1120099

Cérémonie d’hommage à François Verdier, dit « Forain » – 31 janvier 2016

Il y a soixante-douze ans, presque jour pour jour, par un froid matin de janvier 1944, un corps est découvert dans cette forêt de Bouconne. Il n’a plus de tête : les Allemands ont placé une grenade dans la bouche du prisonnier qu’ils venaient d’abattre d’une balle dans le ventre.

Terrible symbole ! Car c’est bien la tête de la Résistance dans le Sud-Ouest de la France que les Allemands viennent de faire disparaître. Ce cadavre méconnaissable, c’est celui de l’industriel François Verdier, dit « Forain », chef des mouvements unis de la Résistance à Toulouse, héros et martyr de la libération de la France.

Sept décennies plus tard, nous continuons à nous réunir chaque année dans cette forêt pour faire revivre cette figure, ce visage que les nazis avaient voulu effacer à jamais.

C’est pour moi un honneur tout particulier de lui rendre aujourd’hui hommage. En effet, le général de Gaulle avait prévu que François Verdier, à la Libération, devienne à Toulouse le Commissaire de la République. Dans l’une des salles de la préfecture, il y a une galerie de portraits : on y voit une photographie de chaque préfet depuis la Libération. Je ne peux m’empêcher de penser que celle de François Verdier aurait pu ouvrir cette galerie.

En rétablissant la République, il aurait achevé au grand jour le travail commencé dans l’ombre, dès les premiers temps de l’occupation, pour libérer la patrie et y restaurer les valeurs républicaines bafouées.

Je ne doute pas qu’il aurait déployé dans la paix les mêmes éminentes qualités qu’il mit au service du combat contre l’occupant nazi : le courage, la droiture, l’énergie, la détermination, le sens de l’intérêt général et l’obsession de l’unité.

Car Verdier, organisateur hors pair, tout à la fois chef et médiateur, fut avant tout l’homme de l’unification de la Résistance dans le Sud-Ouest – un récent ouvrage le présente à juste titre comme le Jean Moulin de notre région – Résistance qui n’était alors, pour reprendre le mot de Malraux, qu’un « désordre de courages ».

Nous oublions souvent la méfiance, le ressentiment, et même parfois la haine que se vouaient les différents mouvement de Résistance, séparés qu’ils étaient par les ambitions personnelles ou les convictions politiques. Nous oublions le travail acharné qu’il fallut pour réunir des hommes et des factions si dissemblables.

J’ai célébré plus d’une fois, en Bretagne, la haute et claire figure d’Honoré d’Estienne d’Orves, l’un des premiers héros de la Résistance, officier de marine royaliste et catholique, marqué par les idées de l’Action française. François Verdier, lui, était un industriel, républicain et franc-maçon.

Mais quelle importance ont ces distinctions ? Comme le dit Aragon, « celui qui croyait au ciel / celui qui n’y croyait pas / tous deux adoraient la belle / prisonnière des soldats / fou qui songe à ses querelles / au cœur du commun combat / tous les deux étaient fidèles / des lèvres du cœur, des bras ».

Cette fidélité à la France, par-delà les convictions philosophiques ou politiques, qu’avait Verdier, engagé volontaire à dix-huit ans lors de la première guerre mondiale, le met au rang des héros de la Résistance dont elle est le commun dénominateur. Comme le disait Pierre Brossolette, évoquant les martyrs qu’il devait lui-même rejoindre, « ce qu’ils étaient hier, ils ne se le demandent point l’un à l’autre. Sous la Croix de Lorraine, le socialiste d’hier ne demande pas au camarade qui tombe s’il était hier Croix-de-Feu. Dans l’argile fraternelle du terroir, d’Estiennes d’Orves et Péri ne se demandent point si l’un était hier royaliste et l’autre communiste. Compagnons de la même Libération, le père Savey ne demande pas au lieutenant Dreyfus quel Dieu ont invoqué ses pères. Des houles de l’Arctique à celles du désert, des ossuaires de France aux cimetières des sables, la seule foi qu’ils confessent, c’est leur foi dans la France écartelée mais unanime ».

Mais cette foi ardente au nom de laquelle des hommes comme Verdier accordaient peu d’importance aux divergences politiques, tant que la patrie était sous le joug d’un occupant barbare, n’était hélas pas unanimement partagée. Dans les moments les plus difficiles, alors que les tensions entre les différentes factions devenaient si fortes que sa tâche lui semblait impossible, Verdier lui-même explosait, criant : « La Résistance est un repaire d’incapables… Les hommes sont admirables, mais quels exploiteurs autour d’elle ! Il faut créer un mouvement propre, indépendant, nouveau. »

Ce mouvement, il ne put le voir vivre : victime d’une trahison, il fut arrêté à l’hiver 1943 par les nazis. Et c’est ici que le trait le plus marquant de sa personnalité, celui que j’ai cité en premier parce qu’il les fonde tous – le courage – se révéla pleinement.

Nous ne pouvons pas savoir ce que fut son calvaire. Comme l’a dit un résistant hollandais torturé, « celui qui voudrait faire comprendre à autrui ce que fut sa souffrance physique en serait réduit à la lui infliger et à se changer lui-même en tortionnaire ». Tout juste pouvons-nous essayer d’imaginer.

Comme l’a rappelé Pierre Vidal-Naquet, « personne n’a le droit de jeter la pierre à ceux qui ont parlé, mais Verdier ne parla pas. Eût-il parlé que c’était toute la direction Résistance civile qui risquait de tomber aux mains de l’ennemi. Mais Forain ne parla pas ».

Comme Jean Moulin dont il est le digne compagnon, Verdier a tenu bon. Il a subi son martyre jusqu’au sacrifice final sans trahir un seul des secrets qui eussent irrémédiablement condamné la résistance toulousaine.

Quelle force peut pousser un homme à endurer stoïquement la souffrance et la mort ? Pourquoi et comment un homme devient-il un héros ?

Avec la distance des années, les grandes figures de la Résistance nous apparaissent comme des figures monumentales et granitiques, des êtres hors du commun, presque des surhommes.

Pourtant, Verdier, qui n’était ni un militaire, ni un aventurier, ni une tête brûlée, avait plutôt le profil de ces « pères tranquilles » dont on sait le rôle qu’ils jouèrent dans la Résistance. C’était un homme simple. « Ces gens simples », écrivait Bertold Brecht, « qui le sont si peu ». Écoutons Pierre Brossolette parler : « À côté de vous, parmi vous sans que vous le sachiez toujours, luttent et meurent des hommes – mes frères d’armes -, les hommes du combat souterrain pour la Libération. Ces hommes, fusillés, arrêtés, torturés, chassés toujours de leur foyer, coupés souvent de leurs familles, combattants d’autant plus émouvants qu’ils n’ont point d’uniformes ni d’étendards, régiment sans drapeau dont les sacrifices et les batailles ne s’inscriront point en lettres d’or dans le frémissement de la soie mais seulement dans la mémoire fraternelle et déchirée de ceux qui survivront ; saluez-les. La gloire est comme ces navires où l’on ne meurt pas seulement à ciel ouvert mais aussi dans l’obscurité pathétique des cales. C’est ainsi que luttent et que meurent les hommes du combat souterrain de la France. Saluez-les, Français ! Ce sont les soutiers de la gloire ».

Pour comprendre la force qui a pu élever cet homme à une telle grandeur, il nous faut revenir au fil conducteur de tous les engagements de François Verdier – pour la cité, pour la cause des femmes, dont il fut un précurseur, pour la république espagnole, pour la Libération enfin : un goût passionné des autres, qui le rendait prodigue de tout, et d’abord de lui-même.

Pour citer à nouveau André Malraux, « le sentiment profond, organique, millénaire, sans lequel la Résistance n’eut jamais existé et qui nous réunit aujourd’hui, c’est peut-être simplement l’accent invisible de la fraternité ».

Le plus bel hommage que nous puissions rendre à François Verdier et à ses compagnons héroïques, célèbres ou anonymes, c’est de faire vivre ici et maintenant cette fraternité. Comme l’affirmait Honoré d’Estiennes d’Orves dans sa dernière lettre à ses enfants, « N’ayez à cause de moi de haine pour personne, chacun a fait son devoir pour sa propre patrie. Apprenez au contraire à connaître et à comprendre mieux le caractère des peuples voisins de la France » .

Sachons porter cet élan aujourd’hui. Sachons nous montrer unis, malgré les crises, malgré la tentation du repli sur soi. Sachons nous montrer grands face à l’adversité. Sachons ensemble sauvegarder et transmettre l’héritage et les valeurs des générations qui nous ont précédés, pour construire ensemble un avenir digne de notre vieille nation.

Que François Verdier, qui mourut pour que vive la France, soit fier du pays pour lequel il a tout donné.

Vive la République !

Vive la France !

Pascal Mailhos

Préfet de la Haute-Garonne

P1120142