Journal carcéral de François Verdier

Collection Archives municipales de Toulouse
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François Verdier est arrêté le soir du 13 décembre 1943 et immédiatement conduit au siège de la Gestapo. Il est transféré par la suite à la prison Saint-Michel. D’abord placé à l’isolement, il alterne les jours et les nuits dans des cellules avec d’autres prisonniers ou conduits pour interrogatoire à la Gestapo et dans les caves de cette sinistre villa.

 

Journal carcéral

Voici ici les mots retranscrits du journal carcéral de François Verdier du 6 au 26 janvier 1944, veille de son exécution.
Ce « journal carcéral » est composé de bouts de papier, dont une lettre adressée à son fils et son enveloppe qu’il avait pu garder dans sa poche. Puis le papier devenu bien précieux, François Verdier écrit sur du papier hygiénique et des feuilles de cigarette. Le jour où François Verdier a quitté sa cellule, il a dû soigneusement le ranger avec sa paillasse. Toujours est-il que ses derniers mots furent retrouvés dans le colis envoyés de la prison avec ses effets personnels. Odette Dupuy se souvient précisément du jour où le colis fut remis à son père à Saint-Orens.

Le crayon utilisé par François Verdier en prison, retrouvé dans le colis après sa mort.

Le crayon utilisé par François Verdier en prison, retrouvé dans le colis après sa mort.

François Verdier ne perd pas de vue le danger potentiel que représentant ses écrits. Souhaitant protéger sa famille, ses amis, la Résistance… ses courriers ne parlent que d’amour et traduisent le besoin de se raccrocher à la vie, de dire à quel point il aimait les siens et la vie même. Ces derniers mots sont ses derniers contacts avec la vie.
Ses courriers traduisent aussi sa profonde solitude face aux sévices et autres tortures qu’il endure. Par ses derniers mots, il dit à ses amis et à sa femme, qu’il a choisi de tout nier, jusqu’au bout.

 

Les mots de François Verdier

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« Mes chéries,
Noël et le jour de l’an sont passés, augmentant encore le déchirement atroce d’une séparation aussi brutale, aussi féroce qu’inattendue.
Toi, ma Jeanne adorée, en prison. Toi, toute de bonté, de sourires, de finesse et d’esprit en prison ! Mais pourquoi cette injustice. Sur la foi de quelle odieuse calomnie. Et notre adorée petite, l’objet précieux de tous nos soins, notre raison d’être et de vivre. Seule et perdue, ignorant tout de la félonie et du machiavélisme des hommes et ne comprenant pas pourquoi son Papa et sa Maman ne sont pas près d’elle pour la choyer encore. Je pense ardemment à vous deux. J’y pense en pleurant à toutes les minutes de ces interminables journées de cellule. J’y pense en maudissant les êtres inconnus auxquels je dois cette honte et ces souffrances insensées.

Je n’ai jamais rien fait de mal, contre personne, tout occupé de nous et rien que de nous. Je suis cependant accusé de terrorisme.*souligné dans la lettre par François Verdier Oui, vous avez bien lu, de terrorisme. Moi, accusé de terrorisme. Tout mais pas cette odieuse chose qui consiste à abattre dans l’ombre. Tout mais pas ça n’est-ce pas ! Moi qui ne rêve que d’amour et qui ne vis que pour les miens. Je suis innocent je le jure, de l’infâme accusation. J’espère arriver à le prouver à mes juges qui hélas ne me connaissent pas.

Je suis accablé et j’ai peur de n’être pas compris. J’ai peur de ne pas vous revoir ou de ne pas nous revoir avant longtemps. Bientôt, ma Jeanne aimée, toi tu sortiras de prison. Reprends vite notre fille. Fuyez la ville et les méchants maudits. Vivez jalousement toutes deux et pensez à Papa qui, tout innocent, ne sait rien de ce qu’il va devenir. Et aimez sa mémoire s’il lui arrivait malheur. Il n’a vécu que pour vous et pour votre bonheur. La calomnie l’atteint. Mais pour vous qui le connaissez bien, sachez qu’il est innocent, qu’il est père et mari rempli de tendresse et rien que cela. Si je pouvais sortir, j’irais loin, très loin de ces mensonges, de ces dénonciations, mais je ne sais rien de ce qui m’attend. Je suis à toutes les minutes près de vous, avec vous. Je suis comme fou. Je vous aime et mon cœur est tout déchiré. Ah ! savoir d’où vient, de qui vient tout ce mal.
Ma Jeanne adorée, ma Mounette chérie, mon pauvre Jacques, personne au monde ne souffre comme moi.
Ma Jeanne, ma Mounette, je vous aime, je vous aime. Je suis innocent de tout. Je pense le faire admettre. Soyez heureuses autant qu’une situation aussi navrante puisse permettre de l’être. Je ne sais pas ce que sera pour moi demain. Mais quels affreux moments.
Si cette lettre vous parvient, sachez qu’elle est le meilleur, le plus tendre de moi.
Je vous aime, je vous aime, je vous aime
Papa
6 janvier
M. Couronne a des fonds de la Société, demandez en, il y avait je crois de grosses disponibilités au Crédit Lyonnais. Couronne est au courant de ces rentrées dont je lui avais dit de tout garder. »
7 janvier. Peut-être vais-je sans vous revoir, partir pour Fresnes, Compiègne ou l’Allemagne. Je ne suis qu’un peu plus navré. Je vous aime, tachez de savoir par la Croix rouge ou par (illisible) Je vous aime.
9 janvier. On recommence mon interrogatoire en s’acharnant à me considérer toujours comme un grand chef. Je pleure d’impuissance à faire entendre raison et de douleur. Le soleil brille cependant et il fait beau. J’ai affreusement mal à l’âme. Je vous aime.

 

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12 janvier. Va-t-on me laisser vivre ? En attendant, je souffre au-delà de toute expression. Physiquement et moralement. L’accusation persiste, odieuse et fausse et le danger de mort. Si je meurs, sachez encore mes grands amours, mes prodigieuses amours, que vous étiez tout, tout et tout pour moi.
Maman élève notre fille. Mon Dieu que je vous ai aimées et que je vous aime. Pensez à moi aux jours de grands souvenirs. Soyez heureuses dans un monde calmé. Que Jacques devienne un homme. Mais vous, vous que j’ai idolâtrées, reprenez un peu de sérénité. Maman, Minnie, mes femmes je vous aime, je ne verrai que vous au grand moment. Je suis innocent.
Je vous aime. Vivez et souvenez-vous de Papa.
14 janvier. Toujours au secret. Je t’ai fait passer hier Maman un petit capuchon. Ma chère petite aimée. Notre Mounette. J’attends. Je vous aime. Je viens d’être interrogé !On me tient toujours pour dangereux. C’est terrible parce que je suis innocent. Il parait que ma femme est libre. Pour cela que je suis heureux. Mais pour tout le reste quels affreux, quels indescriptibles tourments. Vouloir faire avouer les choses les plus secrètes quand on n’est au courant, et par hasard que de l’accessoire. Maman s’il est vrai que tu sois libre, pense à toi, pense à notre Minnie. Vous avez encore, je crois quelques moyens. Utilisez les exclusivement à votre vie, à votre bonheur. Mes collaborateurs étaient sérieux et honnêtes. Ils continueront. Mais pour toutes les deux, gardez un minimum de garantie de vie normale. C’est atroce d’avoir à écrire cela d’un cachot. Mais c’est nécessaire. Je ne sais pas – pauvre innocent – le temps que j’ai à vivre. Je vous aime tant. Et je suis tellement malheureux. Si vous saviez !!

 

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17 janvier : Le commissaire m’avait dit que tu serais libérée. Hélas, rien dans le linge propre que je viens de recevoir ne me permet de le croire. Rien de chez nous. Tu es donc encore en prison. Et notre fille ? Mon Dieu que je suis malheureux.
23 janvier : Toujours sous la menace, je vis au secret des jours insensés ! Votre précieux souvenir me tient lieu de tout. S’il m’arrivait un malheur – pardon Maman, pardon Minnie – confiez-vous à des amis surs ou à des gens éprouvés. Maître Mercadier vous aiderait. Je vous aime mes chères chéries. Maman, fais une vraie femme de Minnie. »

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« 24 janvier. Je viens d’être interrogé une fois de plus. Ce serait parait-il la dernière avant d’être passé à d’autres mains. Physiquement j’ai peur, ayant l’expérience des systèmes. Peut-être sera ce pour un départ en Allemagne. Je ne sais rien. Je suis toujours au secret. Dans tous les cas – encore que sans aucune nouvelle- je suis plein de vous. Pour nos amis Aribaut, Mauré, Couronne, Mercadier, etc. Je vais peut-être partir pour longtemps, pour toujours. Je vous confie ma femme et ma fille. Aidez-les. Conseillez-les. Consolez-les. Le départ me sera moins affreux. Jacques a sa mère et d’ailleurs je lui donne aussi quelques conseils. Mes amis je compte sur vous. Fraternellement merci.
Jacques. Nous ne nous sommes pas toujours bien compris. Il est trop tard maintenant pour y revenir. Cependant sache que je t’aimais beaucoup. Je vais peut-être partir, sans retour. Je te demande demain, toujours dans la vie d’être un homme. Je te demande de toute mon affection d’être tendre et bon pour ta tante et pour ta sœur. Qu’aucune question, jamais ne vous sépare, ni ne vous affronte. Merci. Je vous aime.
Mon père, je t’embrasse de toute mon affection. Jeanne et les petits te feront une heureuse vieillesse. Si je ne le fais pas moi-même, c’est que je suis allé retrouver tôt ma mère chérie.
On m’accuse toujours d’être le chef d’une organisation terroriste. C’est faux, c’est faux et mon seul malheur est d’avoir laissé passer en ne le prenant pas au sérieux, une chose parait-il, bien importante. Mais j’affirme encore n’avoir jamais été chef de groupement ni de terroriste ni de communiste. Toutes mes craintes cependant viennent de là. Moi qui n’ai fait que vous aimer, vous aimer à en perdre la tête. »

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25 janvier. J’apprends que tu es encore en prison. C’est horrible. Mais toi, au moins, mon amour adoré, tiens pour notre fille, pour ma Minnie. C’est à en devenir fou, surtout quand on est innocent.
26 janvier. Il y a des départs de plus en plus fréquents pour Fresnes, Compiègne ou l’Allemagne. Je risque de partir comme cela, pour aussi horrible que cela soit. Vous le saurez par le linge qu’on ne retiendra plus. Tâchez par tous les moyens de savoir où je suis. Faites toutes les démarches ou voyages. Merci mes amis. Je vous confie ma femme et ma fille. Je vous confie tout ce qui peut rester de nos biens. Gérez les au mieux des intérêts des miens. Il restait des fonds au coffre Lyonnais, je crois. Je les avais confiés à Albert. Usez-en pour faire marcher la maison. Mais par-dessus tout, ne laissez pas souffrir, je vous en conjure, ni ma femme, ni ma fille. Aribaut, Mercadier, d’autres encore, que j’oublie, vous y aideront.
Au revoir, peut-être Adieu.
Je vous embrasse et vous suis reconnaissant. »

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L’esprit de Résistance par Jankélévitch

Vladimir Jankélévitch (1903-1985)
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Vladimir Jankélévitch (1903-1985)

Un intellectuel en Résistance

Le philosophe, auteur du « Traité des vertus » et  « Le je-ne-sais-quoi et le Presque-rien »,  musicologue, trouve refuge à Toulouse pendant la guerre.

Vladimir Jankélévitch  avait été auparavant nommé en 1936 à la Faculté de lettres de Toulouse avant d’être affecté à l’Université de Lille. Mobilisé en 1939, il est envoyé sur le front. Blessé en juin 1940, il est soigné pendant deux mois à l’hôpital de Marmande. C’est là qu’il apprend sa révocation « pour n’avoir pas possédé la nationalité française à titre originaire ».

Effectivement, Vichy retire la nationalité française aux personnes nées en France de parents étrangers et son père, Samuel Jankélévitch était russe et juif. Il trouve refuge à Toulouse où il est accueilli à la Faculté des lettres, ainsi qu’Ignace Meyerson et Raymond Aron. Fin 1940, le statut des juifs ordonne leur exclusion immédiate. Second couperet qui plonge Jankélévitch dans un profond dénuement, son exclusion n’entraine aucune réaction publique du corps enseignant. En revanche, les étudiants soutenus par le doyen de la faculté, Paul Dottin, manifestent bruyamment leur colère. Un groupe d’étudiants demande à Meyerson et Jankélévitch de poursuivre leurs cours à titre privé. Les cours et conférences se déroulent clandestinement avec succès, dans des cafés de la place du Capitole. Jankélévitch trouve du soutien auprès de l’Institut catholique de Toulouse qui l’aide à poursuivre ses travaux clandestinement.

S’unir et résister

Les mesures antisémites et la politique d’extermination du régime nazi accroissent les risques de mort pour Jankélévitch, contraint au cloisonnement clandestin. Il poursuit ses réflexions et ses écrits sont publiés clandestinement. Il se rapproche de militants communistes du mouvement national contre le racisme (MNCR).

Daniel Faucher, géographe et résistant (1882 – 1970)

En 1943, avec le professeur de géographie, Daniel Faucher et le catholique Etienne Borne, Jankélévitch publie un texte virulent dans une revue « Le mensonge raciste » sous le pseudonyme d’André Dumez. Son pamphlet s’intitule « Psycho-analyse de l’antisémitisme », peut-être un pied-de-nez aux Nazis qui avaient brûlé l’œuvre de Freud en 1933 et interdit l’emploi du terme psychanalyste. Ou en tant que fils de celui qui fut le premier à traduire l’œuvre de Sigmund Freud en français. Personnalité passionnée, ces textes traduisent pourtant le désarroi d’un homme qui disait « ressentir l’obligation de prolonger en lui les souffrances qui lui avaient été épargnées ». A la libération, il est nommé directeur des émissions musicales de la radiodiffusion nationale qui émettait depuis Toulouse.

 

Psycho-analyse de l’antisémitisme, écrit en 1943, extrait du « Mensonge raciste » diffusé clandestinement à Toulouse

 

Depuis 1933, la bourgeoisie internationale a su manier l’antisémitisme comme une géniale diversion aux dangers qui la menacent ; l’antisémitisme est ce qui permet aux fascistes internationaux de dériver à leur profit, en le tournant contre les Juifs, le potentiel de légitime ressentiment que l’injustice sociale accumule depuis des siècles dans les classes misérables. En sorte que si les Juifs n’avaient pas existé, il aurait fallu les inventer.

 

L’Etat Franzose, dont toute la raison d’être est l’imposture et le mensonge, a saisi avec empressement cette occasion qui s’offrait de parler un langage socialiste et de faire sien, en changeant quelques formules, les mots d’ordre de l’adversaire. Au lieu de « capitalisme », lire « finance judéo-maçonnique », à la place de « bourgeoisie internationale », mettez « dictature de trusts » et « ploutocratie », car bien entendu, tous les Juifs sont banquiers, et la haute banque cesse d’être méchante lorsqu’elle est incirconcise.

Pseudo-révolution, pseudo-socialisme. Le fascisme est bien le régime du « pseudo » et du « simili », l’escroquerie au titre. Il ne suffit pas de dire que l’imposture est grossière et qu’elle ne devrait tromper personne. Naturellement, la fausse révolution se reconnaît à ceci que, ne réformant pas la structure sociale qui est la source même de l’injustice ni le régime des relations économiques, elle n’apporte à la majorité des citoyens qu’une euphorie superficielle et passagère, celle qui résulte en général du pillage et de la spoliation : momentanément, il y aura moins de concurrence dans l’Université et plus de places dans les Fonctions Publiques ; mais comme l’antisémitisme ne met en cause aucun principe véritable, l’inégalité et le désordre, une fois distribué le butin des vaincus, ne feront que grandir. Le dessein de la vraie révolution est de supprimer définitivement le scandale de l’inégalité, et non pas de changer de riches ; d’extirper le principe même de l’exploitation, et non pas d' »organiser » le personnel exploitant. Toutefois, il ne faut pas sous-estimer l’attrait d’une solution qui paye comptant et qui, par l’éviction de quelques citoyens, produit un soulagement immédiat. L’antisémitisme c’est la révolution à « bon marché ». Cette révolution désigne à l’envie non plus des abstractions lointaines et philosophiques telles que le capital, mais quelqu’un, un rival en chair et en os : le meilleur médecin de la ville, l’ingénieux commerçant du coin, qui draine toute la clientèle du quartier, le dentiste habile dont il arrive que toutes les mâchoires aryennes recherchent les soins. Cet élément concret et personnel de l’antisémitisme parle plus haut qu’un autre à la méchanceté, à la basse jalousie, à la sottise et à la rancune qui veillent en toute saison chez les candidats évincés. Par où l’on s’explique que l’antisémitisme est le plus fort dans les catégories où la notion de concurrence joue le plus librement. Chez les médecins en première ligne. Il ne faut donc pas s’étonner du succès d’un radicalisme qui représente l’extrémisme, facile, économique et à tout moment possible : la mise hors la loi d’une minorité sans défense est la seule promesse que la révolution blanche puisse tenir et par conséquent aussi, c’est la dernière mesure à laquelle la bourgeoisie de guerre civile renoncera.

Et comment renoncerait-elle à un moyen si ingénieux d’éliminer des concurrents redoutables, étudiants, travailleurs, artistes précoces, fonctionnaires d’une haute valeur professionnelle, en alléguant leur insuffisance ethnique ? Naturellement le problème cesse vite de se poser puisqu’il ne s’agit pas d’un nouveau mécanisme de justice sociale ; on ne peut « organiser » indéfiniment la vie économique. Une fois que tous les Juifs sont dépouillés et internés, ce qui est en somme assez facile, vous imaginez peut-être que la « Question Juive », comme ils disent est résolue et que les galopins dynamiques du « Commissariat aux Affaires Juives » se consacreront à d’autres occupations. Détrompez-vous. Il ne faut pas que le fascisme international perde ses Juifs, son cher peuple maudit, spécialement conservé par le Très-Haut pour entretenir dans leur bonne conscience les grands dolichocéphales blonds. S’il n’y avait pas le Juif, qui ferait du marché noir? Qui incendierait les récoltes aryennes? Qui désignerait les pouponnières et les maternités de la Nouvelle Europe aux combes judéo-maçonniques? Vous apprendrez avec étonnement que les Juifs tiennent toujours le haut du pavé, qu’ils paradent plus que jamais dans les restaurants de luxe, et qu’ils mangent toutes nos bananes. Car, bien entendu, les chrétiens ne font jamais de marché noir; voilà les nouvelles que les pensionnaires de Drancy et des bagnes silésiens n’apprendront pas sans stupéfaction. Elles expliquent du moins le caractère intermittent et factice des campagnes antisémites. L’antisémitisme recrée artificiellement un problème trop facile à résoudre, sans doute parce que ce problème est inexistant.

L’antisémitisme réunit en effet cette gageure de créer de toutes pièces une question qui n’existe pas, mais qui commence à exister en effet, par obsession, dans la mythologie des bourreaux, et par suggestion dans la croyance des victimes. Cette obsession est une des grandes spécialités de la chemise brune. Mais le comble est qu’elle a développé effectivement dans toute une catégorie de citoyens pourvus, par suite des circonstances historiques déterminées, d’un état-civil douteux, la conviction d’appartenir à je ne sais quelle race maudite. Pour que la « question juive » puisse se poser, il faudrait d’abord qu’il y eût un groupe d’hommes cohérent, solidaire dans ses intérêts, comme dans ses origines, qui méritât de s’appeler Israël et qui fût autre chose qu’un mythe. Or, c’est ce que dément l’expérience la plus quotidienne. Les « Juifs » ne se ressemblent entre eux ni au physique ni au moral. Ils n’ont pas les mêmes goûts, ni les mêmes intérêts. Le plus souvent, ils n’ont en commun que cette fatalité elle-même dont on leur a suggéré la croyance et qui finit en fait par leur fabriquer une manière de solidarité seconde : de ne pas descendre directement de Charles-Quint, de ne pas avoir leur compte normal de grand-mères… C’est ce qu’on éprouve chaque fois qu’il s’agit de définir les marques diacritiques de l' »esprit juif » : M. Bergson est juif, mais Spinoza aussi, qui est tout le contraire. Est-ce la philosophie de la durée qui est juive? Ou le système de l’éternel? Vous direz sans doute : les deux ensemble, ce qui est avouer avec éclat qu’on parle pour ne rien dire. En vérité, ils sont slaves et musiciens en Russie, géomètres et juristes sur les bords de la Méditerranée, tantôt commerçants, tantôt contemplatifs. Le caractère contradictoire et incohérent des accusations qu’on porte contre eux est le fidèle reflet de cette confusion. Au temps de l’Affaire Dreyfus, on leur reprochait de travailler pour l’Allemagne et de saboter la revanche dont ils sont aujourd’hui, paraît-il, les plus dangereux fauteurs. L’antisémitisme officiel de la Révolution « nationale » qui est hitlérien, est diamétralement opposé à l’anti-sémitisme traditionnel germanophobe de M. Maurras. On les accuse d’avoir voulu la guerre après les avoir accusés d’applaudir au pangermanisme. (En ce temps-là les thermidoriens n’aimaient pas l’Allemagne). Les voilà aujourd’hui dans le camp de la Pologne catholique, de la Pologne de Weygand et de Raymond Poincaré. Dans cette confusion vertigineuse, comment s’y reconnaître ?

Entre toutes les impostures fascistes, l’antisémitisme n’est pas celui qui atteint le plus grand nombre de victimes, mais elle est la plus monstrueuse. Pour la première fois peut-être des hommes sont traqués officiellement non pas pour ce qu’ils font, mais pour ce qu’ils sont ; ils expient leur « être » et non leur « avoir », non pas des actes, une opinion politique ou une profession de foi comme les Cathares, les Francs-Maçons et les Nihilistes, mais la fatalité d’une naissance. Cela donne tout son sens au mythe immémorial du peuple maudit, du peuple émissaire, condamné à errer parmi les nations et à endosser leurs péchés.

Les rapports du « Juif » et de l' »Aryen » sont des rapports passionnels ambivalents qui exigeraient une description très minutieuse ; nous croyons que, sans cette description, le sadisme extraordinaire de la persécution anti-juive, ses raffinements inouïs, son inventivité diabolique, ne peuvent se comprendre. Des bancs peints en jaune… des jardins publics interdits aux enfants… l’étoile, il fallait y penser. On remarque l’intention sexuelle très prononcée et nuancée des humiliations sadiques dont le maudit est abreuvé : les stérilisations où se reconnaît si bien le vieux vampirisme allemand, les interdictions sexuelles et, surtout, la législation relative aux mariages mixtes, sans oublier l’interdiction des piscines et mille autres détails ingénieux ; tout cela éveille l’idée du ressentiment pédérastique contre le séducteur. Par certains côtés, le fascisme satisfait la vieille inclination homosexuelle des Allemands, celle qui depuis le beau Siegfried jusqu’au poète Stefan George hante la rêverie gothique. Les hommes ensemble. Les femmes à la cuisine – (rappelez-vous Kinder, Kirche, Küche) – La vie des camps, la folie des uniformes éblouissants, un certain idéal hellénico-nietzschéen de beauté masculine, encourageant une inclination qui était traditionnelle dans l’armée wilhelmienne. Le pseudo-vertuisme hitlérien doit être considéré comme une revanche de la virilité invertie contre la civilisation féminine et voluptueuse incarnée par la France. Hitler, l’homme sans femmes, est ce beau barbare chaste, indifférent aux filles fleurs et à toutes les sirènes de l’agrément. Le galimatias néo-spartiate, si en vogue dans les mouvements dits « de jeunesse », est lui-même d’origine pédérastique. Feuilletez leurs magazines : ce ne sont que faisceaux, francisques, athlètes, profils romains, virilité délirante. Tous ces polissons feront donc expier à la race voluptueuse ses succès auprès des femmes, son intérêt pour les femmes, son culte de la femme ; la guerre sera la grande représaille de l’inversion masculine contre la féminité. Mais en même temps (et en ceci consiste l’ambivalence antisémite, proche parente de l’ambivalence xénophobe), le grand barbare blond est secrètement amoureux de la nouveauté périlleuse dont l’Etranger est porteur, le cher Etranger qui désagrège la forte Lacédémone, lui apporte l’oxygène et les croisements féconds, le retient sur la pente de la dégénérescence, de l’inceste et du gâtisme provincial. Si la méprise ne représentait pas des valeurs essentielles, il n’inspirerait pas une telle panique aux hommes purs, et son commerce ne nécessiterait pas tant de frustration : le patricien conserve soigneusement son plébéien tout en le persécutant comme le riche magyar a besoin de son tzigane qui lui apporte ce qui précisément lui manque, le délié de la passion, la sensualité, la féminité ; il l’embrasse sur la bouche, puis lui crache au visage ; il déteste ce qu’il aime et qui, d’ailleurs, l’entretient dans son contentement d’être bien né. En humiliant l’homme juif, l’homme pur se fait mal à lui-même et jouit de se faire mal, et persécute l’allogène, le vital allogène dont tout homme a faim et soif. Et de la lucidité presque infaillible de sa procréation, l’instinct qui lui fait viser le centre même et l’ipséité de la personne. Diversion et pédérastie, tels sont les deux aspects complémentaires de l’imposture.

 

L’antisémitisme est la forme la plus caractéristique du cannibalisme raciste. En attendant que les victoires de la justice et de la révolution fassent d’une honteuse imposture une simple curiosité historique et clinique, je dirais volontiers aux Juifs et à leurs défenseurs : vous refuserez de poser le problème, vous ne discuterez pas avec les infâmes galopins, vous ne ferez pas le jeu du diable. Quiconque se laisse entraîner sur le terrain des statistiques et discute pourcentage admet implicitement la question et fait le jeu du diable . Et aux défenseurs plus spécialement, je dirais : ne vous donnez pas tant de peine : il n’y a pas de peuple maudit ; il n’y a que l’éternelle stupidité, fabricatrice de mythes, qui veille en tout homme. Et quant aux Juifs eux-mêmes, qu’ils se disent : notre sort est enviable et notre part est bonne. Nous avons été choisis pour détourner l’attention mais nous ne nous plaindrons pas, afin de ne pas fixer cette attention, nous n’aiderons pas la bourgeoisie et ses gardes blancs à escamoter le grand problème, le vrai, le seul, qui est celui de sa liquidation définitive. »

 

En savoir plus:

 

Réécouter Vladimir Jankélévitch : Emission « la Marche de l’histoire », France Inter

Travaux menés par l'historienne Françoise Schwab

Travaux menés par l’historienne Françoise Schwab, 2015